Adriana Lecouvreur, une tragédienne profondément attachante pour un opéra parfait
Les sujets d’opéra sont rarement des personnages ayant réellement existé. Adriana Lecouvreur fait figure d’exception dans le répertoire lyrique. En programmant cet opéra du 11 au 22 avril, l’ORW amène la Comédie française sur la scène liégeoise, et rend hommage à une femme exceptionnelle.
Né à Palmi en Calabre, en 1866, Francesco Cilea décède en 1950 à Varazze (Ligurie). Formé au conservatoire de Naples, il accède rapidement à des fonctions officielles dans le domaine de l’enseignement. Auteur de plusieurs opéras (Gina, La Tilda, L’Arlesiana), ceux-ci ne remportent qu’un succès mitigé. Cilea n’en continue pas moins à composer, et Adriana Lecouvreur, datant de 1902, connaîtra un grand succès. Elle est, à ce titre, un des jalons qui marque l’évolution de l’art lyrique post-verdien.
Pour le metteur en scène, Arnaud Bernard, mettre en scène Adriana Lecouvreur était une priorité personnelle depuis longtemps. « Au-delà du sujet flamboyant, celui d’une immense tragédienne mourant en respirant un bouquet de violettes, cette musique dont la vérité emprunte des voies bien plus subtiles que celles suivies par le vérisme (courant littéraire qui s’apparente au réalisme de Maupassant et au naturalisme de Zola) me touchait profondément. Le souffle de cette histoire servie par une musique tout à tour virevoltante et pittoresque, gonflée d’émotion et amplement lyrique me poursuivait sans cesse ».
L’argument
En 1730, à Paris, la grande tragédienne Adrienne Lecouvreur (Adriana) et la princesse de Bouillon sont toutes deux amoureuses du même homme, sans le savoir. Il s’agit du beau Maurice de Saxe. Lors de la représentation de Bajazet, Adriana se prépare à entrer en scène, tandis que le régisseur de la Comédie-Française, Michonnet s’efforce d’aider chacun, et tente d’avouer ses sentiments à Adriana. Mais celle-ci n’a d’yeux que pour Maurizio, officier du Comte de Saxe. Lorsque celui-ci lui fait part de son amour, la tragédienne lui offre un bouquet de violettes en gage de fidélité. Quant au prince de Bouillon, il intercepte un billet écrit par la Duclos (sa maîtresse et également comédienne de la Comédie-Française). Jaloux, il veut confondre cette dernière. Mais en fait, la Duclos joue les entremetteuses entre la princesse de Bouillon et Maurizio.
Un peu plus tard, la princesse attend Maurizio et doute de sa fidélité. Pour apaiser ses soupçons, celui-ci lui offre le bouquet qu’il a reçu d’Adriana. Arrivent le Prince et l’Abbé de Chazeuil, et la Princesse doit se cacher. Le Prince de Bouillon avoue à Maurice qu’il se lasse de la Duclos et le jeune homme comprend alors le malentendu. Quant à Adriana, elle comprend que Maurizio et Maurice de Saxe ne sont qu’une seule personne.
Suite à de nombreuses péripéties, Adriana et la Princesse comprennent qu’elles aiment le même homme, sans savoir pour autant qui est « l’autre ».
Lors d’un banquet donné par le Prince, son épouse n’a de cesse de démasquer sa rivale. Adriana arrive et en entendant sa voix, la Princesse comprend qui elle est. Adriana aussi fait de même. Prise au piège, la Princesse tente de se tirer de la situation en demandant à Adriana de réciter des vers, afin de dissiper le malaise. Mais celle-ci, par une tirade de Phèdre, allégorie de la femme infidèle, ne fera qu’accentuer la gêne de la Princesse, provoquant une folle envie de vengeance.
Dans le dernier acte, Michonnet, plus amoureux d’Adriana que jamais, lui rend visite. Convaincue de l’infidélité de Maurice, elle est effondrée, au point de se laisser mourir. L’arrivée des sociétaires de la Comédie-Française pour lui souhaiter sa fête, lui apporte du réconfort et elle décide de remonter sur scène. Sur ces entrefaites, elle reçoit un coffret, accompagné d’un billet de Maurice. Dans le coffret, son bouquet de violettes, fané. Pensant qu’il s’agit d’un message de rupture, Adriana le respire, sans savoir qu’elle respire le poison mortel dont la Princesse de Bouillon a imprégné les fleurs. Confus, Maurice arrive, confesse ses erreurs, lui réitère ses promesses d’amour, et la demande en mariage. Mais il est trop tard. Adriana se meurt.
Résumer un tel opéra est un exercice des plus compliqués, tant il y a de rebondissements dans l’histoire.
La vie et la mort d’Adrienne Lecouvreur sont entrées dans la légende. La jeune comédienne, issue d’un milieu modeste, a pourtant révolutionné l’art de la tragédie. Elle abandonne le style emphatique, ampoulé de la déclamation, pour réciter ses vers de façon plus noble et naturelle. Voltaire l’admirait au point de lui consacrer des vers d’une grande tendresse. Au-delà de son immense talent de comédienne, Adrienne était une femme forte, une âme pure. Si les sources ne nous permettent pas de savoir beaucoup d’elle, elles s’accordent néanmoins sur le fait qu’elle avait un charisme extraordinaire, elle brûlait littéralement les planches de la Comédie-Française. Elle recherchait la simplicité, et la vérité. Elle refusait même les toilettes trop recherchées, qui étaient l’apanage des comédiennes de l’époque. Bien qu’elle ait connu une vie amoureuse tumultueuse, elle aimait profondément Maurice, et cet amour l’a conduite à la mort.
La mise en scène d’Arnaud Bernard est éblouissante. Contrairement au livret d’Arturo Colautti, l’histoire a été transposée dans les coulisses de la Comédie-Française au tout début du 20e siècle, époque à laquelle Cilea a écrit sa partition. Il n’est pas aisé de mettre une intrigue en abyme (procédé théâtral consistant à représenter une œuvre dans une œuvre similaire – une pièce de théâtre dans un opéra, ici). Le choix de substituer un réalisme à un autre, de jouer des ambiguïtés acteur/personnage, réalité/décor, fiction/réel, est la définition même du théâtre. Dépourvue de prologue, les premières notes de l’œuvre animent les comédiens/chanteurs jusque-là figés en scène.
Dans cette production, on ressent une profonde synergie entre les idées du metteur en scène, du décorateur Virgile Koenrig, de l’éclairagiste Patrick Méeus, et de la costumière Carla Ricotti. En plus de servir au plus juste l’intrigue, ce qui se déroule sous nos yeux est magique, chaque tableau est beau visuellement, aucun détail n’est inutile, chacun apporte une clé supplémentaire de lecture. En choisissant de situer l’opéra au début des années 1900, cela permet d’évoquer les divertissements avant-gardistes de l’époque, les ballets russes, Picasso, l’évocation de Loie Fuller en ange descendant du plafond … la chorégraphie de Gianni Santucci, sublimée par les costumes étourdissants de Carla Ricotti, chacun des aspects de cette mise en scène renforçant les autres a laissé nos regards éblouis. Le spectacle alterne ainsi pendant trois heures, passages bouleversants, duos tendres ou passionnés, et scènes légères, allant jusqu’au franc comique.
La scène finale est bouleversante de tristesse, au moment où l’on voit une Adriana éthérée se dissoudre dans la lumière.
Le maestro Christopher Franklin a dirigé avec un grand savoir-faire et beaucoup d’énergie, et l’orchestre et les chanteurs. Son interprétation de la partition de Cilea était vraiment convaincante avec certains passages musicaux semblant naître de l’action elle-même.
Le rôle-titre est tenu lors des 4 premières dates par Elena MoŞuc, et ensuite par Carolina LÓpez Moreno. J’ai donc pu entendre l’incroyable performance d’Elena MoŞuc. Elle a offert à son personnage une expressivité dramatique et une technique vocale absolue. A l’aise dans les notes les plus aiguës, comme dans les plus graves, elle fait passer une multitude de sentiments, d’émotions, donnant à son interprétation tous les reliefs nécessaires à une grande chanteuse, et à une grande tragédienne. J’ai particulièrement apprécié ces passages où elle passe du chant à la déclamation, exercice périlleux à souhait.
Dans le rôle de Maurizio, nous retrouvons le ténor Luciano Ganzi. Il nous avait enchanté dans Alzira, il fait de même ici. Il possède un timbre chaud et profond, et une aisance vocale qui lui permet d’atteindre les plus beaux aigus comme les médiums les plus robustes. Une voix dont on ne pourra jamais se lasser.
Michonnet, interprété par le baryton Mario Cassi, est extrêmement émouvant dans son rôle d’amoureux discret. Il est aussi le roc sur lequel Adriana peut s’appuyer. Cassi réussit à faire passer dans son phrasé l’amour qu’il éprouve, ainsi que sa sollicitude et sa tendresse.
Anna Maria Chiuri campe une Princesse de Bouillon explosive et convaincante dans son phrasé, dont les notes les plus graves sont très maîtrisées, en adéquation avec la noirceur du personnage.
La basse Mattia Denti a donné une belle profondeur au Prince de Bouillon, tout en s’harmonisant à merveille avec le ténor Pierre Derhet. Celui-ci a une voix chaude, lumineuse, et un jeu comique imparable ! Impossible de ne pas sourire de cet abbé un rien libidineux.
Les performances de la basse Luca Dall’Amico et du jeune ténor Alexander Marev, trop courtes, donnent envie de les entendre bientôt dans des rôles un peu plus étoffés. Tout comme Hanne Roos et Lotte Verstaen, qui ont se sont illustrées par leur fraîcheur, et une belle prestation tant lyrique que dramatique.
Quant à Benoît Delvaux, il s’est une nouvelle fois glissé avec bonheur parmi les solistes.
Informations pratiques
Adriana Lecouvreur, Opéra en 4 actes.
Musique de Francesco Cilea – Livret d’Arturo Colautti, d’après une pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé. Créé à Milan, Teatro Lirico, le 6 novembre 1902.
Représentations à l’ORW : les 11,14,18 avril à 20h et le 16 avril à 15h avec Elena MoŞuc.
Les 20 et 22 avril à 20h avec Carolina LÓpez Moreno
L’opéra sera diffusé en direct sur medici.tv le 18 avril, et sera en rediffusion sur Mezzo.