Le titre de ce film de près de deux heures, sorti en Belgique le 3 septembre 2025 -neuf mois après la France -est très bien trouvé. «Il Était Une Fois Michel Legrand», cela fait penser à de la féérie… Elle est bien présente. Pour la vie incroyable du sujet du film, Michel Legrand. Et également quant à la genèse de ce film qui a eu beaucoup de mal à exister.
Couvert de prix ensuite ! Distinctions en 2024 : prix du meilleur documentaire musical au Festival du Cinéma et Musique de Film de La Baule ; sélections aux Festival de Cannes section Cannes Classics, Festival De l’écrit à l’écran, Festival 2 Cinéma de Valenciennes, Festival Lumière…
Une histoire de passions
Le réalisateur et coproducteur David Hertzog Dessites est cannois et n’est en rien issu du sérail cinématographique. Il est né d’un couple qui est allé voir L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison, musique de Michel Legrand. Avant d’en acheter le thème: The Windmills Of Your Mind (Les Moulins De Mon Cœur).

Faye Dunaway et Steve McQueen dans L’affaire Thomas Crown, de Norman Jewison © United Artists
Cela lorsque la maman de David est enceinte de lui. David Hertzog qui pense avoir été bercé par la musique suave du grand Maître dans le ventre de sa mère. Hertzog est vite fasciné par l’univers du cinéma. Il apprend la technique du cinéma aux États-Unis mais de retour en France, il doit bien faire bouillir une marmite pas glamour, même à Cannes… Il travaille au service de nettoyage et s’affaire sur les marches du palais des Festivals… mais à 4 heures du matin, pour un boulot vraiment éloigné des caméras et projecteurs !
Un jour, un destin enfin passionnant l’appelle. Le 18 mai 2017, il assiste à un concert privé de Michel Legrand au palais des Festivals de Cannes. Sept ans après jour pour jour, le 24 mai 2024, son film documentaire Il Était Une Fois Michel Legrand est présenté au même Festival !
Rencontre décisive
Le 18 mai 2017, Hertzog rencontre pour la toute première fois le Maître qu’il admire tant. Il lui confie l’histoire relatée plus haut. Dont celle, intra-utérine, qui commence sa vie bercée par ce thème ultracélèbre de Legrand. Ce dernier, touché par cela et par la sincérité, la passion, l’opiniâtreté de son admirateur, finit par accepter de collaborer à son rêve…

L’affiche du film «Il Était Une Fois Michel Legrand» © David Herzog Dessites
Oui, David Hertzog nous fait défiler une vie hors norme en ayant pu suivre Michel Legrand dans des concerts, des moments de création, et même des passages privés plus intimes. Où par exemple, il assiste notre homme pour le montage d’un film bénéficiant de sa musique.
Un puzzle
Le film suit une structure narrative assez classique. Mais elle n’est pas totalement chronologique et linéaire. On commence par un split screen, au son de L’Arrivée des Camionneurs (fameux thème des Demoiselles de Rochefort) et L’Affaire Thomas Crown. Et rapidement, d’innombrables archives -mais en général de petites portions d’archives -alternent avec des palanquées de témoignages.

Affiche du film « Les Demoiselles de Rochefort » © Madeleine Films
De qui ? De tant de personnes qu’il est impossible de les mentionner toutes. Certaines reviennent à plusieurs reprises comme Sting ou Didier Varrod. Mais surtout, et c’est bien plus pertinent, des musiciens ayant travaillé avec lui comme le pianiste Erik Berchot, la harpiste (qui fut sa partenaire dans la vie) Catherine Michel, et d’autres. La soprano Nathalie Dessay, venue du classique et qui explique que Legrand -avec qui elle a chanté- était ravi d’être en quelque sorte adoubé, reconnu par une star du genre. Son fils Benjamin Legrand.
Des cinéastes ayant fait appel à ses signalés services : Elie Chouraqui, Jean-Paul Rappeneau, Claude Lelouch notamment. Godard mais en images d’archives. Bernard Toublanc-Michel, pour son activité d’assistant réalisateur de Godard et Agnès Varda au début des années soixante -donc ce qui implique Legrand. Et la cinéaste et dialoguiste Danièle Thompson. Un compositeur contemporain de haute volée : Gabriel Yared. Une intervenante absolument essentielle manque : Deneuve…

Catherine Deneuve en 1966 © Wikipedia Commons
Mais pas Françoise Canetti, la fille de l’illustre Jacques Canetti… Avec qui Legrand n’a pas réalisé ses tout premiers débuts (passés sous silence, avec un introuvable tout premier album avec le pianiste Emile Stern sur le label Riviera). Mais c’est bien Jacques Canetti qui met le pied à l’étrier du jeune musicien surdoué. Qui raconte dans le film sa découverte émerveillée du jazz, avec le concert mythique de Dizzy Gillespie à la salle Pleyel. Cela le 18 février 1948, quelques jours avant les seize ans de Michel. Qui suit les cours, notamment, de la grande et redoutable Nadia Boulanger au Conservatoire national de Paris.
Michel est le fils du grand chef d’orchestre Raymond Legrand, qui quitte le domicile familial lorsque son fiston n’a que trois ans… On voit défiler des photos qui font rêver, Legrand dans les années cinquante… Avec Gainsbourg (Legrand a collaboré avec le pianiste de celui-ci, Alain Goraguer), Juliette Gréco, Boris Vian, Maurice Chevalier et d’autres…
Archives : des trésors copieux ou rationnés !
Les archives s’additionnent bien entendu aux images de David Hertzog. Mais un petit bémol : elles sont souvent un peu trop charcutées, parcellaires. Un défaut inhérent à ce genre de sagas retraçant la vie et la carrière de stars et artistes… On voit quelques secondes seulement de Maurice Chevalier qui, pour une série de récitals à l’Alhambra en octobre 1956, a engagé le jeune chef d’orchestre prometteur pour l’accompagner. On a tiré de cela un album introuvable où cette star française internationale…prétend lancer le rock and roll en France ! Du rock à tendance très big band…

Pochette de disque de Michel Legrand © Columbia
Petit fun fact pour cette période : à propos d’Alhambra, Magali Noël mentionne nommément Michel Legrand s’y produisant (pas de Chevalier dans la chanson !) : dans Alhambra-Rock ! Paroles du facétieux Vian…et musique du pianiste et confrère pas jaloux : Goraguer ! Une autre étoile montante de la musique populaire en France. On aurait aimé en voir plus, tout comme les débuts du rock and roll français sur le mode parodique : Henry Cording (Salvador) et Mig Bike -Legrand- un surnom qui suit Big Mike ! Les noms français américanisés n’ont pas commencé avec Johnny Hallyday ou Eddy Mitchell… !
Musicien et chanteur
Certains extraits font saliver comme Legrand, en 1972 avec Stan Getz, dans la foulée de l’album Communications 72 enregistré par le grand saxophoniste…à Paris avec Legrand et la crème des jazzmen français ! Et la décennie précédente, des passages TV absolument percutants, sensationnels voire flamboyants de notre cador. 1964 : année grandiose pour Michel Legrand avec le triomphe des Parapluies de Cherbourg, évidemment -la suite de la collaboration entamée quatre ans plus tôt avec Jacques Demy et Lola.

Sur le tournage des « Parapluies de Cherbourg », avec Jacques Demy © photo Leo Weisse / Ciné Tamaris
Oui mais… Legrand se pique alors de devenir chanteur. Certains ont critiqué son vibrato un peu maniéré… L’auteur de ces lignes l’adore ! Legrand déploie une virtuosité explosive dans Brûle Pas Tes Doigts, au piano…enfoui dans des fumées ! Une collaboration magnifique recommence avec le parolier Eddy Marnay, avec qui il avait cosigné en 1956, ainsi qu’avec…Eddie Barclay (le rival de Canetti !) ce thème devenu classique : La Valse Des Lilas… Moins de trente secondes, je crois, pour cette pépite brûlante…
Pareille mutilation pour le sensationnel et torride Avant Le Jazz…avec des danseurs noirs ! Ce qui surprendrait ceux qui croient la fable selon laquelle… Sheila aurait été la première à amener des danseurs noirs devant des caméras de TV française (mais passons) ! Ladite Sheila est mentionnée dans une petite pochade délicieuse chantée avec un vrai succès populaire par Legrand : 1964 ! Pas de trace de cela dans notre film et c’est un peu dommage.
Il Était Une Fois En Amérique
Tel est le titre du dernier film tourné par un cinéaste italien, Sergio Leone, associé à un autre monstre de la musique populaire puis de la musique de films : Ennio Morricone ! Un autre Maître qui fit l’objet d’un documentaire et dont la carrière et le caractère parfois bourru voire explosif présentent des similitudes avec Legrand. Qu’on présente comme pouvant être épuisant voire odieux… Mais il me paraît évident qu’il ne s’agit que du revers de la médaille de son perfectionnisme.

Détail de l’affiche du film « Il était une fois en Amérique » © Warner Bros
Un concert doit commencer, le chef d’orchestre est absent, des partitions sont manquantes… Ne peut-on comprendre une colère inévitable ? Mais lorsqu’il allait trop loin, il rectifiait gentiment le tir en se faisant pardonner. L’Amérique devient vite une seconde patrie pour Legrand qui y découvre les studios d’enregistrement grâce à Chevalier. Et le Rock and Roll, pas tellement avec Elvis mais plutôt avec Bill Haley.
Legrand enregistre, en 1954, sous la houlette de Canetti, un album pour les Américains : I Love Paris…pour un forfait ridicule de deux cents dollars ! Succès immense… La firme Columbia -distribuée par Philips en France, d’où cette connexion -a la correction, l’honnêteté remarquable de récompenser notre compositeur, chef d’orchestre etc. en lui proposant de subsidier l’album de son choix, à ses conditions ! Voilà qui justifie encore mon lien établi en début de cet article, avec la féérie. Même si cette générosité est réaliste : Columbia espérant vendre des quantités, si possible astronomiques de ce nouvel album du jeune prodige musical ! Et cela donne le très fameux LP Legrand Jazz, enregistré en juin 1958 avec des pointures comme Miles Davis, John Coltrane, Bill Evans et bien d’autres. Sur la pochette, c’est le nom du trompettiste qui est mis en évidence, pour les musiciens américains.
Le Cinéma… et également Nougaro !
Quelques rares archives de Nougaro dont une où lui et Legrand se retrouvent pour chanter ensemble. Michel Legrand, après quelques musiques de films peu marquantes à ses débuts -sauf L’Amérique insolite de Reichenbach -s’y met à fond à l’été 1960 avec Lola, de Jacques Demy. Qui reste évidemment le cinéaste français le plus marquant dans sa carrière.

Michel Legrand au XXe Festival International de Jazz de San Javier, 2017 © Wikipedia Commons
Et c’est un nouveau tournant essentiel qui arrive : il devient le compositeur fétiche de la Nouvelle Vague au cinéma. Avec Godard, Agnès Varda. Mais également d’autres films ne se rattachant pas à cette mouvance. Ceux dont on se souvient beaucoup moins, parfois à raison mais parfois à tort. 1962 est l’année de Vivre Sa Vie (Godard), Cléo de 5 à 7 (Varda) : musique de lui et apparition de Legrand dans le second film.
Car notre diable d’homme est parfois acteur ! Mais c’est également l’année de l’arrivée d’un jeune prodige chez Philips : Claude Nougaro ! Le film ne s’étend que trop peu sur cette prodigieuse collaboration dont Legrand, même au soir de sa prodigieuse carrière, se disait très heureux et fier. Et à raison. Parce que Canetti ne veut pas de ce chanteur et Legrand l’impose presque de force ! Et avec d’emblée un 33 tours 25 cm qui fait sensation.

Michel Legrand dans « Cleo de 5 à 7 » © Ciné Tamaris
Plusieurs musiques composées par Legrand qui l’accompagne au piano. Dont deux classiques aux paroles ciselées, magnifiques : Les Don Juan et…Le Cinéma, une composition au nom plus que pertinent pour Legrand ! Cette collaboration d’une qualité vertigineuse prend fin en 1964, année qui est un cru exceptionnel pour Legrand entre le triomphe des Parapluies de Cherbourg. Prix Louis-Delluc en 1963 et Palme d’or au Festival de Cannes 1964 ! Sa carrière de compositeur de musiques de films qui s’envole…tout comme ses activités de chanteur. Dont un formidable album.
Roche tarpéienne de la dépression
1967 est l’année des Demoiselles de Rochefort, cette comédie musicale basée non à Paris mais en province -comme Les Parapluies de Cherbourg. Un autre triomphe avec les deux sœurs Deneuve et Dorléac (Dorléac étant le vrai nom !). Et deux stars américaines du genre de la comédie musicale : Gene Kelly et George Chakiris, ce dernier encore auréolé de la gloire de West Side Story.Demy et Legrand réalisent leurs rêves, ne se refusent rien : ils sont comme deux gosses dans un magasin de jouets à qui on aurait dit : «Prenez ce que vous voulez, allez-y, c’est offert !»De belles images de tournage sont présentes.

Michel Lagrand à Cabourg, 2015 © Wikipedia Commons
Mais la tragédie suit l’euphorie avec la mort de Dorléac dans un accident. Legrand émigre bientôt aux States où il vit dans une splendide villa avec piscine à Beverly Hills. Sa carrière de compositeur est au zénith ! Il remplace Henry Mancini qui ne peut composer pour Norman Jewison et son film The Thomas Crown Affair (L’Affaire Thomas Crown). C’est Mancini qui le recommande au réalisateur qui en est évidemment enchanté ! Une archive rare montre Mancini se souvenant de cela : belle trouvaille.
La carrière américaine de Legrand est émaillée de succès dont trois Oscars. Il retrouve Barbra Streisand et d’autres archives américaines – dont j’ignore la source (peut-être la famille Legrand) – présentent un duo délicieux entre la grande actrice et chanteuse et Legrand tentant de dialoguer alors que Streisand s’évertue à dire qu’elle ne pige pas un traître mot du Français ! Mais la musique les rapproche pour un duo : What Are You Doing The Rest Of Your Life.

David Herzog et Michel Legrand © photo Dulac
Pour l’auteur de ces lignes, il s’agit de grande variété américaine mais avec un côté un peu trop sirupeux, pompeux, mielleux qui ne me touche pas vraiment. Et pourtant… Le regard de Legrand, filmé de face, exhale le bonheur à tel point qu’on est emporté. Et l’osmose entre la diva et le cador est totale ! Mais à l’aube de ses quarante ans, en Amérique, Legrand, malgré son rêve américain réussi, plonge dans une terrible dépression engendrée par sa conscience aigüe de la mort. Il engloutit des quantités effrayantes de pilules… Il était revenu en France avec une autre collaboration marquante avec Demy : Peau d’Âne.
Puis il revient vraiment, en Normandie, où il se rétablit et retrouve le goût de vivre. Qu’il n’a plus jamais perdu. Les dernières images du film sont parfaites avec une sorte de testament de Legrand…à notre endroit, pour nous qui l’admirons. Quelques images privées avec sa dernière épouse, Macha Méril. D’autres avec David Hertzog l’assistant notamment à une table de montage !

Macha Méril et son mari, Michel Legrand, au Festival du Film de Cabourg, 2015 © Wikipedia Commons
Il confesse n’avoir jamais perdu son enfance, celle qui autrefois a été si dure et solitaire. Et il pense que nos vies sont mues par des forces mystérieuses avec lesquelles on doit se dépatouiller. Un philosophe, Michel Legrand ? Un homme qui maîtrise également les mots, les idées, une certaine forme d’esprit français ? Le 5 juin 1992, une avenue Jacques Demy est inaugurée à Rochefort. Legrand dit que Demy peut avoir des rues, des avenues, des boulevards mais qu’il aura toujours… une artère dans son cœur ! Bingo !
C’est sur ces mots magnifiques et un concert final qui ne l’est pas moins -la fin du film -à la Philharmonie de Paris (ses adieux de début décembre 2018) que je termine cette chronique. Entraînera-t-elle de nouvelles arrivées massives du public à la salle 5 d’UGC Toison d’or, Bruxelles qui programme ce film superbe grâce au coup de cœur à Cannes du directeur Pascal Heck ? On le souhaite fort !
Bande-annonce : « Il Était Une Fois Michel Legrand » (FR)
« Monsieur Aznavour », une épopée