L’ORW termine sa saison 2023-2024 en apothéose, avec le flamboyant opéra « Carmen » de Bizet. Alliant un casting sans faille et une mise en scène à la fois énergique, symbolique et à l’esthétisme léché, la représentation a été accueillie par un concert d’applaudissements et un public debout.

Carmen est l’opéra français le plus représenté dans le monde. C’est ce qu’on peut lire partout. Il est difficile d’imaginer que cette ultime œuvre de Bizet a pourtant reçu un accueil des plus froids lors de sa création en 1875. Bizet est né en 1838 à Paris. C’est un prodige musical. Il entre au conservatoire à l’âge de 9 ans, grâce à une dérogation spéciale. Il y rencontre Gounod, et celui-ci l’inspirera beaucoup. Il gagnera le prix de Rome, et bien qu’il ait connu plusieurs échecs ; il persévère et composera de nombreuses œuvres musicales qui témoignent de son génie.  

G. COSTA-JACKSON © J. BERGER-ORW-Liège

La vie de Bizet n’a pas été un long fleuve tranquille, loin de là. De retour de Rome, il connaîtra une décennie de doutes et d’incertitudes. Il commencera plusieurs œuvres qu’il abandonnera par la suite. Il avait une seule obsession : l’opéra. Il avancera difficilement sur ce chemin, mais il finit par trouver sa voie. Et Carmen est un superbe achèvement d’un travail acharné. Les musicologues s’accordent à faire de cet opéra le plus grand chef d’œuvre de la tradition lyrique française du 19ème siècle.

Ensemble © J. BERGER-ORW-Liège

En 1872, Bizet est sous contrat avec l’opéra Comique de Paris, et le directeur lui commande « une petite chose facile et gaie ». Il s’entoure de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, qui ont déjà rédigé de nombreux livrets d’opéra, notamment pour Jacques Offenbach. Bizet a une idée précise en tête. Il veut mettre en musique la nouvelle de Mérimée, publiée une trentaine d’années plus tôt, et intitulée « Carmen ». Le sujet entre dans le courant naturaliste, la violence du propos, les personnages sulfureux, la mort de l’héroïne … Rien ne correspond au type de spectacle que l’on joue à l’opéra Comique. Mais Bizet s’entête, persévère. Les librettistes proposent certains aménagements, dont l’introduction de la douce et pure Micaëla, et le projet est finalement accepté.

A-C GILLET – Choeur © J. BERGER-ORW-Liège

Pour rendre l’œuvre plus légère, les librettistes ont accentué le côté exotique de l’œuvre, et ils ont fait de Carmen une « espagnolade ». L’intrigue se passe dans une Espagne fantasmée, stéréotypée. Malheureusement, l’œuvre est très mal passée auprès du public. Carmen est une femme libre, elle méprise les codes de la société, elle choisit ses amants, et en change à son gré, elle se livre à la contrebande. En un mot, elle est inconvenante, sulfureuse. Un peu sorcière, femme fatale, le personnage de Carmen choque la bourgeoisie bien pensante de l’époque et la fin dramatique heurte profondément, d’autant plus que le public de l’opéra Comique est un public familial.

P. DERHET – G. COSTA-JACKSON – I. THIRION – E. GALITSKAYA – V. LEMERCIER © J. BERGER-ORW-Liège

Les pères de famille s’indigent, les mères s’offusquent et les jeunes filles rougissent. La première est désastreuse. La critique n’est pas tendre non plus, déstabilisée par la forme innovante, entre chant, parole, les côtés festifs et dramatiques. L’on maintient néanmoins l’opéra à l’affiche. Maurice Tassart, dans le numéro de mars-avril 1980 de L’Avant-Scène Opéra, écrit que Georges Bizet aurait succombé « trois mois après la création de l’opéra, le 3 juin, à la suite d’une rupture d’anévrisme au moment où Madame Galli-Marié, chantant pour la trente-troisième fois de l’année le Trio des Cartes, du troisième acte, retournait « la carte impitoyable qui dit toujours : la Mort ! ».

Ensemble © J. BERGER-ORW-Liège

Rémi Stricker souligne cependant qu’on « a tant pris l’habitude de compter trois mois entre la création de Carmen et la mort de son auteur qu’on oublie que la partition était prête. Cette malédiction du chiffre trois ne serait donc qu’une légende. C’est à l’étranger que « Carmen » rencontrera ses premiers succès, à Vienne, à Bruxelles, et sur un nombre très important de scènes européennes et même mondiales. En 1883, Carmen revient à Paris, et une nouvelle distribution fait enfin éclater l’incroyable génie de la partition.

Figuration © J. BERGER-ORW-Liège

L’histoire

Sur la Grand Place de Séville, la douce Micaëla cherche son fiancé, Don José. Comme celui-là, n’est pas là, elle s’éloigne. Lors de la relève de la garde, le lieutenant Zuniga arrive en compagnie du caporal Don José, et celui-ci avoue son amour pour la jeune femme. Peu après, la pause est sonnée dans la fabrique de cigares voisine de la caserne, et la « Carmencita » fait son apparition, flamboyante, elle chante l’amour, aguiche les hommes, mais jette une fleur au seul qui est indifférent, Don José. Micaëla revient, et donne une lettre à son fiancé. C’est la mère de Don José qui lui écrit, lui conseillant de quitter l’armée et d’épouser la jeune femme.

P. BOLLEIRE – G. COSTA-JACKSON – P. DOYEN © J. BERGER-ORW-Liège

Non loin de là, une bagarre éclate et Carmen blesse une autre femme. Se montrant insolente avec Zuniga, elle est arrêtée et c’est Don José est chargé de l’emmener en prison. Carmen déploie alors tout son charme, Don José lutte contre lui-même, contre la passion qui naît, mais il finit par succomber et il rend sa liberté à la gitane.

Figuration © J. BERGER-ORW-Liège

Dans l’auberge de son ami Lillas-Pastia, Carmen savoure sa liberté et danse pour les soldats. Le toréro Escamillo lui fait des avances, mais elle le repousse pour Don José. Elle refuse également de suivre des contrebandiers par amour pour le jeune homme. Lorsque celui-ci arrive à l’auberge, il se retrouve écartelé entre son amour pour Carmen et son devoir. En effet, on appelle la garde et dans un premier temps, il veut rejoindre son bataillon, ce qui agace fortement Carmen. Le lieutenant Zuniga arrive, pour souhaiter bonne nuit à Carmen, mais il s’oppose fortement à Don José, et ils finissent par se battre.  Don José n’a plus le choix, il doit déserter et rejoindre les contrebandiers en compagnie de la gitane.

A. CHACON-CRUZ © J. BERGER-ORW-Liège

Dans le repaire des contrebandiers, Carmen et ses amies Frasquita et Mercédès tirent les cartes, dans lesquelles la jeune gitane ne lit que des présages de mort. Don José, est malheureux, agacé par l’inconstance de Carmen, envahi par le remords d’avoir renié son devoir.  De plus, il se bat avec son rival, le torero Escamillo. José retrouve Micaëla, et finit par la suivre, mais il est fou d’amour et de jalousie et il menace Carmen de mort.

Quelques temps après, Carmen sort de l’arène avec Escamillo. Celui-ci profite de son triomphe et la gitane se retrouve seule. Elle est rejointe par Don José qui lui propose de commencer une nouvelle vie avec lui. Elle refuse, et à bout, Don José se jette sur elle et la tue.

G. COSTA-JACKSON © J. BERGER-ORW-Liège

Formée à la mise en scène d’opéra en Argentine et en Espagne, Marta Aguilar a inscrit l’œuvre dans une Séville rouge, noire et blanche.  Passion, mort, tourment, innocence, culpabilité, remords, culpabilité, inéluctabilité du destin. Des scènes de pénitents renforcent l’impression du profond déchirement de Don José. Carmen est rouge, flamboyante, sombre et lumineuse. L’opéra est rythmé par l’intervention de pénitents qui transportent le public dans le domaine de la passion, avec la douleur et la culpabilité qui l’accompagnent. La mise en scène est formidablement expressive, son symbolisme est puissant.

M. TISSONS © J. BERGER-ORW-Liège

Ainsi, les apparitions de Don José enfant, montrent à quel point ses relations avec une mère étouffante ont conditionné ses choix ultérieurs. Le casting est parfait. Dans le rôle de Carmen, la mezzo-soprano Ginger Costa-Jackson est imparable, sensuelle, elle impose un timbre sombre, profond, ardent. Elle exprime sa profonde liberté, par un phrasé virevoltant impeccable. Anne-Catherine Gillet est une Micaëla tout en douceur, en finesse, elle tente de sauver Don José et sa voix exprime tout cet amour désespéré, grâce à une voix pure et cristalline.

A-C GILLET – A. CHACON-CRUZ – G. COSTA-JACKSON © J. BERGER-ORW-Liège

Arturo Chacon-Cruz, dont on avait pu admirer la formidable prestation dans les contes d’Hoffmann a de nouveau montré l’étendue de son talent. Il a montré don José, écorché, troublé, habité par la passion, par les passions. Il est plus déchiré que foncièrement violent, même lors du meurtre de Carmen. Pierre Doyen a été des plus convaincant en Escamillo. Il campe un toréro sûr de lui, violent, sûr de lui, pratiquement à l’opposé de Don José. Son timbre est chatoyant, parfaitement adapté à son rôle.

E. GALITSKAYA – V. LEMERCIER © J. BERGER-ORW-Liège

Elena Galitskaya et Valentine Lemercier forment un duo de gitanes élégant, mélodieux, vif, insouciant, leurs voix s’accordant merveilleusement. Patrick Bolleire est une basse très convaincante et sa haute stature est très bien adaptée au rôle de Zuniga. Quant à Ivan Thirion et Pierre Derhet, ils forment eux aussi un duo parfaitement assorti. Ils ont donné beaucoup de relief à des rôles moins « importants ».

Un spectacle à ne pas manquer jusqu’au 27 juin à l’opéra Royal de Wallonie.


La triste disparition de l’étoile montante de l’opéra en Belgique, Jodie Devos.