Le film A Perfect Unknown, traduit littéralement, tire son titre de ces mots chantés par Bob Dylan dans sa chanson mythique Like A Rolling Stone.
Le cinéaste James Mangold réfute l’appellation de «biopic» : un genre cinématographique qui existe depuis l’invention du cinématographe ou presque mais qui fait florès plus que jamais depuis quelques années. Nous vivons une sorte d’âge d’or du biopic, qui semble parti pour durer.
Le plus célèbre des inconnus…
Alors si ce film sorti avec fracas -le jour de Noël 2024 aux États -Unis, le 29 janvier en France, le 19 février en Belgique -n’est pas un biopic, qu’est-ce exactement ? Mangold a parfois parlé de «fable»…

© Searchlight
Il s’agit des premières années de Dylan depuis son arrivée à New York en janvier 1961, jusqu’à cette soirée fatidique et historique : le dimanche 25 juillet 1965 lorsqu’il prit tout le monde par surprise au festival de folk music de Newport. Cela en balançant un set électrique de quatre titres qui divisa l’assistance et entraîna le vif courroux, l’intense déception des tenants d’une folk music traditionnelle qui correspond à ses débuts.
La source
La source du film est un livre du journaliste et guitariste Elijah Wald Dylan Goes Electric ! paru chez Dey Street Books en juin 2015, soit presque dix ans après ce show court mais plus que mémorable du 25 juillet 1965 à Newport.

Bob Dylan Electrique © Elliah Wald
Qui est le sujet du livre, suite aux innombrables écrits qui existent sous toutes les formes à ce sujet. Dylan lui-même a approuvé cet ouvrage. Paru en français chez Rivages Rouge : Bob Dylan Electrique.
Chalamet au sommet
L’histoire de ce film s’est avérée bien plus longue que prévu. Le tournage, qui a finalement eu lieu durant l’été 2024, a été retardé de…cinq ans pour cause de Covid et ensuite de la grève des scénaristes à Hollywood. James Mangold a choisi la jeune star franco-américaine Timothée Chalamet pour la tâche écrasante d’incarner un mythe toujours bien vivant.

Timothée Chalamet dans le rôle de Bob Dylan © Searchlight
Incidemment, l’acteur n’a pas dû être trop dépaysé puisqu’il est né à Manhattan et qu’il a vécu à New York. Il est coproducteur avec notamment Jeff Rosen, le manager de Dylan. La crise du Covid ayant mis les concerts incessants de Dylan entre parenthèses, ce dernier et Mangold ont pu se rencontrer à leur aise à Los Angeles. Dylan s’est donc un peu impliqué dans la genèse de A Perfect Unknown, tout en laissant -selon Mangold (qui ne pourrait certes prétendre le contraire…) -les coudées franches à ce dernier. Timothée Chalamet est un choix impeccable pour incarner le jeune Dylan.
Comme un immense pro qu’il est, ce jeune gars s’est immergé à fond dans l’œuvre dylanesque, a lu, écouté et visionné tout ce qu’il pouvait. Avec une équipe de coaches divers, il a appris à chanter et jouer de la guitare et de l’harmonica -mais pas de piano -comme l’illustrissime modèle. Lorsque l’on voit les photos de Chalamet dans la vie, on est frappé par la brillante transformation physique qui le rend totalement crédible.

Dylan et sa casquette du premier album © Searchlight
Il a dû porter une petite prothèse nasale qui a peut-être rendu son vocal un peu plus nasillard, comme Dylan à cette époque lointaine mais séminale au possible. Une toute petite remarque : on n’a pas pris la peine de changer sa coiffure entre son arrivée à New York en 1961 et la fin de l’histoire. Les cheveux de Dylan dans les toutes premières années étaient plus courts avant de devenir mi-longs comme ceux de Chalamet.
Mais à côté de ce mini-bémol, il faut souligner la perfection de la reconstitution de l’époque. Dont ce Greenwich Village où la carrière de l’ex-Robert Zimmerman devenu Bob Dylan commence. Chalamet porte la même casquette avec laquelle on découvrit Dylan en pochette de son premier album Bob Dylan, en 1962.
Sur le chemin de Woody Guthrie
On peut voir ce film comme une série d’instants cruciaux, de vignettes qui correspondent à des moments-clés de l’ascension rapide du jeune prodige à la personnalité insaisissable. En fait, il s’agit autant du regard des autres sur lui, de leur évolution par rapport à Dylan que de celle de l’artiste lui-même. Une des toutes premières scènes du film le voit rendant visite à son grand héros Woody Guthrie (Scoot McNairy), cloué sur un lit d’hôpital par la maladie de Huntington , et muet.

Pete Seeger interprété par Edward Norton © Searchlight
Il ne communique que non verbalement avec son jeune admirateur. Certains cinéphiles auront fait le rapprochement avec une scène du film d’Arthur Penn Alice’s Restaurant (1969) où le fils de Woody, Arlo Guthrie, rend visite à son père (Joseph Boley), alité à l’hôpital…
Entre le vrai et le faux…
Que l’on appelle ou non ce film «biopic», on constate que le cinéaste, dans sa réalisation on ne peut plus classique voire sage, respecte les codes du genre. Les faits réels et avérés se mêlent à ceux probables et à d’autres qui sont fictifs. La visite à Woody alité est réelle mais ne correspond sans doute pas à leur vraie première rencontre. Dans la chambre où le barde est perclus, rencontre avec Pete Seeger : ce qui serait faux…selon de nombreuses sources.
Dylan fait découvrir aux deux légendes du folk une composition qui est la première que l’on entend : Song To Woody, qu’il n’a écrite et (plus ou moins…) composée que plus tard. Dylan-Chalamet les conquiert, les séduit en quelques minutes. On a compris qu’il ne faut surtout pas aller voir ce film en espérant découvrir une sorte de documentaire cinématographique sur la star. Il s’agit de s’imprégner de l’esprit de cette histoire.

Avec Sylvie, interprétée par Elle Fanning © Searchlight
Qui prend moult libertés avec la simple réalité des faits tout en tentant de restituer la vérité d’un personnage hors norme -que l’on me pardonne ce cliché mais on ne peut pas y échapper… Et aussi celle de l’environnement et d’autres protagonistes. Edward Norton est absolument impeccable en Pete Seeger.
Un Seeger que l’on voit au début se défendre au tribunal pour une histoire de chanson qui lui vaut les foudres d’un politicien… Mais il s’agirait d’une action en justice contre lui ourdie en 1955 et donc transposée en 1961. À la sortie du tribunal, devant des journalistes et admirateurs, Seeger chante le fameux This Land Is Your Land de Guthrie ! Histoire de montrer le côté engagé -et toujours à gauche toute -de cette musique. Une musique simple, authentique mais dont le public est majoritairement intello.
Bob l’Éponge !
Un élément essentiel du mode de fonctionnement de Bob Dylan est le suivant : outre les morceaux traditionnels arrangés par lui, il s’inspire souvent d’œuvres dont l’origine remonte à plusieurs décennies voire dans certains cas, à des siècles. Il s’en inspire sans toujours créditer mais cela correspond à une tradition séculaire de transmission.

Son deuxième album, avec Suze Rotolo , Jones Street, New York, mai 1963 © Columbia
Song To Woody est basé sur une mélodie de Guthrie : 1913 Massacre. Mais lorsqu’il chante ce titre, ni Guthrie (muet) certes, ni Seeger ne bronchent… Blowin’ In The Wind est basé sur un chant anti-esclavagiste (mais crédité au seul Dylan) : No More Auction Block For Me. Etc.
Les débuts… en pointillés
Le jeune artiste, qui se produit dans des endroits dédiés au genre comme le Café Wha ?, est accepté par les figures établies. Comme Dave Van Ronk (Joe Tippett), dont le rôle ici est minime. Ce grand artiste folk, lui-même l’objet d’un biopic Inside Llewyn Davis des frères Joel et Ethan Coen (2013, sous les traits d’Oscar Isaac) dirigeait le Gaslight où Dylan se produisit.
Les deux producteurs historiques de Columbia sont incarnés par de simples figurants : John Hammond (David Alan Basche) et Tom Wilson (Eric Berryman). Pas de scène montrant ses tout premiers enregistrements…y compris parfois comme accompagnateur d’autres artistes, une facette de son parcours non retenue dans le film. Au début, chez Columbia, on demande à Dylan de se cantonner aux traditionnels connus avant de vite lui laisser la bride sur le cou avec ses propres créations.
Cherchez les femmes
Sans surprise, un angle essentiel de cette histoire est consacré aux femmes. Elle Fanning est Suze Rotolo, la petite amie de Dylan, rencontrée lors d’une de ses prestations.
Rebaptisée ici Sylvie, à la demande de Dylan lui-même, par respect pour celle -disparue -qui fut sa dulcinée et un peu sa muse. C’est Rotolo qui apparaît sur la pochette du deuxième album de Dylan,The Freewheelin’ Bob Dylan (en France : En Roue Libre) !

Monica Barbaro dans le rôle de Joan Baez © Searchlight
Elle l’inspire quant à ses choix de chansons, l’entraîne dans ses préoccupations concernant les turbulences de l’époque : la crise des missiles à Cuba et la crainte -eh oui, déjà !- d’une Troisième Guerre mondiale, la lutte pour les droits civiques des Noirs, etc. On peut la définir comme sa muse.
Rotolo était elle-même une artiste, dessinatrice notamment. Après la séparation d’avec Bob et un enfant dont elle a avorté -un fait absent du film-elle a toujours refusé de n’être considérée que comme sa muse, comme la fille sur la pochette et rien d’autre. Un ressort dramatique évident : la rivalité qui survient bientôt entre «Sylvie» et Joan Baez –Monica Barbaro. Baez qui elle aussi succombe au charme de Dylan, démesurément amplifié…même avec une humble guitare encore acoustique !

Un beau duo Joan Baez / Bob Dylan © Searchlight
Par son talent, son expressivité irrésistible quand il chante des traditionnels et bientôt ses propres compositions. Une unanimité critique générale s’est dégagée en faveur de Barbaro-Baez, qui dut apprendre en quelques mois à chanter en tentant d’approcher le soprano si pur de Baez, tout en jouant de la guitare. Sans vouloir apparaître comme un mauvais esprit, je n’ai été convaincu par Barbaro que dans les passages chantés, en duo avec Dylan. Lorsqu’elle et lui triomphent ensemble au festival folk de Newport de juillet 1963. Baez l’a emmené en tournée, pour l’imposer et ce ne fut pas toujours facile. Tout le monde n’a pas toujours craqué pour le débutant ambitieux. Ces difficultés sont effacées.
Le charisme de Barbaro, à part le chant, m’apparaît comme limité, pas comparable à celui -vraiment hors du commun -de Joan Baez. Qui a pourtant fini, fin janvier 2025 seulement, par adouber celle qui l’incarne, peu après Dylan pour Chalamet, dans un tweet. Mais je suis peut-être le seul à exprimer ce petit bémol pour Monica Barbaro et chacun et chacune jugera… Sylvie reproche à Bob son caractère secret, sa façon de garder son passé pour lui ou de fabuler. Ce à quoi il répond que tout le monde fait cela…

Elle Fanning et Timothée Chalamet © Searchlight
La séparation de Bob et Suze est fictive : lors du fameux concert du 25 juillet 1965 à Newport. En réalité, c’est une nouvelle dulcinée qui s’y trouve : sa future première femme Sara…totalement évacuée du scénario, inexistante. Une exigence très probable de Dylan qui a tout de même eu son mot à dire quant à la conception du film…
Pour les excès de l’artiste, silence complet : ses cigarettes ne montrent que…son tabagisme, sans psychotrope (marijuana) dont il était pourtant friand. Rien sur ses tournées anglaises de 1964 et 1965, sa rencontre en août 1964 avec les Beatles (totalement absents), etc. Pour les rapports compliqués et ambivalents de Dylan à la célébrité et aux femmes, une scène sans doute apocryphe mais éclairante.
Il se pointe dans une soirée new-yorkaise huppée où il est happé par tout le monde, comme la hot property du moment, la star en vogue qui attire à lui des tas de personnes n’ayant strictement rien compris à sa musique. C’est l’attrait de ce qui brille, sans plus. Il déboule avec une jeune femme noire absolument sublime…dont j’ignore le nom tant dans le film que de la comédienne qui incarne ce rôle ultracourt mais qui ne passe pas inaperçu !

L’enregistrement de « Like A Rolling Stone » avec Mike Bloomfield à la guitare (Eli Brown) et Al Kooper à l’orgue (Charlie Tahan) © Searchlight
Dylan quitte les lieux assez vite, lassé par ce jeu social factice qui ne l’a jamais intéressé… Sur le trottoir, la princesse qui pourrait mettre tout le monde à ses pieds interpelle Bob, tendue : «Mais Bob, je t’aime ! Est-ce cela qui te fait peur ?» Et lui de répondre, détaché : «Mais je viens de te rencontrer ! Alors on va dire ça…». Et il s’éloigne sans se retourner, laissant la malheureuse avec son rêve de grand amour (prestigieux) qui se fracasse à l’instant.
Dylan, jamais vraiment là où on l’attend, sauf dans les intenses moments de création musicale, quand les vibrations sont bonnes, que le courant passe… Une petite anecdote : juillet 1963, Dylan publie un 45 tours essentiel puisque les deux faces contiennent chacune un futur classique. Blowin’ In The Wind-Don’t Think Twice, It’s All Right. En juin, un exemplaire promotionnel est envoyé aux radios et le publiciste de Columbia Records s’est fendu d’un texte au verso de la pochette.
On le présente, en capitales, comme un…REBEL WITH A CAUSE. À ma connaissance, ce surnom de pur marketing, de récupération cynique par un très gros label de disques -ce qu’on n’appelait pas encore une major -a fait plouf. Dylan ne s’est pas prêté au jeu. «Mesdames et Messieurs, applaudissez notre rebelle avec une cause : Bob Dylan !»

Joan Baez et Bob Dylan lors de la Marche sur Washington, 28 août 1963 © Wikipedia Commons
Artiste inspiré et passionné, oui. Singe savant du show business : non. Et tout le mérite du film est de nous montrer ce côté insaisissable, mystérieux, parfois au bord de l’agressivité mais sans devenir un lanceur de vitriol.
Des artistes noirs tout de même !
Une scène fictive : il vient se produire au show TV de Seeger, Rainbow Quest -où jamais Dylan ne parut. Savoureux dialogue puis duo entre l’artiste et un bluesman noir imaginaire : Jesse Moffette…alias McKinley Morganfield, le fils de la légende du blues Muddy Waters !
Avant cela, le duo Sonny Terry ( Steve Bell) et Brownie McGhee (Joshua Henry) chantent Walk On dans un des lieux de Greenwich Village…mais pas de John Lee Hooker dont Dylan assura une première partie en 1962.
Newport 1965 : électron libre !
Le film se termine sur un crescendo imparable : Dylan arrive avec son groupe, le Paul Butterfield Blues Band. Lorsque Chalamet se déchaîne, comme ce fut alors le cas, avec un Maggie’s Farm torride, sous les huées et les mouvements de foule en sens divers, la tension est à son comble. Cela alors que ses premières compositions électriques viennent de paraître, dont Like A Rolling Stone.
Son collègue Johnny Cash (Boyd Holbrook, parfait, bluffant) vient de l’encourager à résister aux pressions des intégristes du folk, effrayés par ce qui se trame en voyant ce groupe. Cash était présent à Newport…l’année précédente, 1964, avec ses Tennessee Two, en l’absence du batteur W.S. Holland ! Pas en 1965. Il chante -hélas un court extrait –Folsom Prison Blues…admis par les intégristes du folk bien que dangereusement proche du rockabilly !
Mais son admiration pour Dylan est authentique, il correspondait avec lui et collabora avec lui : cela est une autre histoire. Cash a fait l’objet d’un biopic Walk The Line par James Mangold en 2005, avec Joaquin Phoenix. Seeger tente de faire baisser la sono à Newport, on l’envoie paître et il dit que s’il trouve une hache, il coupera les câbles !

Johnny Cash (Boyd Holbrook) et « The Tennessee Two »: Luther Perkins, guitare (Patrick Phalen) et Marshall Grant, contrebasse (Malcolm Gold) © Searchlight
Mais en réalité, il a prétendu ultérieurement s’en être pris au son exécrable, confus qui empêchait de comprendre les paroles…Pas au virage électrique de Dylan. La veille, le bluesman aujourd’hui mythique Howlin’ Wolf, notamment, avait déjà donné un show électrique étincelant… La place manque pour disserter à ce sujet mille fois rebattu et controversé de ce show de Dylan court mais historique et je renvoie au livre qui inspire ce film.
Vers la fin, j’ai très fort aimé la réaction de Seeger : après ses crises de rage, il semble serein, apaisé, avec un beau sourire après le court show et cette bataille d’Hernani. Comme s’il se rendait compte qu’on ne peut rien faire, que c’est l’évolution et qu’il faut l’accepter. Norton vraiment parfait dans ce rôle. Dylan revient pour un très bref set acoustique apaisé avec un It’s All Over Now, Baby Blue qui sonne comme un adieu, non seulement à une femme mais également à sa première période…
Un Rock and Roller parfaitement inconnu
Et qui donc savait que dans son collège, dès 1957, Robert Zimmerman chantait du rock and roll ? Il fit partie de deux groupes amateurs , the Jokers et the Golden Chords? En fait, Newport marquait peut-être, en réalité un retour à ses racines rock and roll parfaitement inconnues mais modernisées, adaptées à ces temps de contre-culture et du rock qui commençait à se politiser, à la suite du folk.

L’affiche d’un film très réussi © Searchlight
La face B de son tout premier 45 tours, en 1962, comportait déjà un rock aux paroles déjà peu compréhensibles -parfois son péché mignon -au titre prophétique : Mixed Up Confusion ! Soit -c’est une thèse comme une autre – le retour et la libération d’un rock and roller caché voire frustré, parfaitement inconnu de tous, sous cet angle.
Après ses premiers tout nouveaux titres électriques déjà existants dont Like A Rolling Stone, il se révèle sous ce nouveau jour, se libère et se déchaîne sur scène. Sans renier le folk -voir son court retour sur scène en acoustique. Libre, totalement libre, loin des barrières érigées par les autres : cela ne le concerne pas.
Épilogue
En sachant à quoi s’attendre, un très bon moment est garanti. Que l’on fasse partie ou non de ses aficionados. On tire son chapeau ou sa casquette à l’époustouflant Timothée Chalamet, peut-être le rôle de sa vie…
Bande-annonce en FR :
Présidence américaine et Rock and Roll