Faust au Théâtre de Toone
Le théâtre de marionnettes de Toone, joué en authentique langage bruxellois, vous emmène cet été dans le monde de l’humour, de l’amour et des diableries de Faust. Rencontre avec Toone VII, le septième souverain d’une dynastie qui règne depuis deux siècles sur un petit royaume niché près de la Grand-Place de Bruxelles.
Il y a trop d’âmes en bois pour ne pas aimer des personnages en bois ayant une âme
Jean Cocteau, dans une lettre qu’il a envoyée en 1935 à Toone VI.
On ne va pas chez Toone par hasard, ce petit théâtre de marionnettes est discrètement niché dans l’Impasse Sainte-Pétronille, 66 Rue du Marché aux Herbes, et donne aussi sur la Petite Rue des Bouchers, on dirait le Quai 9 3⁄4 des aventures d’un certain sorcier anglais. Et en effet, la magie est au bout du chemin. Au rez-de-chaussée se trouve un charmant estaminet parfaitement fourni en bières belges, lieu idéal pour passer un bon moment avec des amis loin du tumulte du centre-ville.
Il faut monter l’escalier en bois pour atteindre le grenier, sommet de la tradition bruxelloise, le vrai, le seul et l’authentique Théâtre Royal de Toone. Si vous n’avez jamais monté cet escalier c’est que vous n’êtes pas tout à fait bruxellois, il manque une corde sensible à votre arc. Mais rassurez-vous, ce n’est pas incurable. Vous pouvez toujours y aller trois jours par semaine, les jeudi, vendredi et samedi.
Et ce que vous y verrez est unique au Monde puisque personne d’autre ne donne des spectacles de marionnettes en bruxellois. Le voyage vers le Bruxelles des Marolles en vaut la peine, vous y serez initiés par les cinq sens : la vue de superbes marionnettes de grande taille qui sont de véritables œuvres d’art, le goût des bières du terroir, gueuzes et plattekeis, l’odeur typique des vieilles poutres qui ornent les murs et plafond de cette incroyable maison de la fin du dix-septième siècle, le toucher des magnifiques objets exposés dans leur petit musée, et évidemment l’ouïe du vrai parler bruxellois, le « brusseleir », langage original moitié flamand, moitié français et moitié empli d’humour et de bon sens populaire.
Être bruxellois aide à la bonne compréhension des expressions typiques utilisées, mais même sans cela on comprend certainement le sens général de l’intrigue. D’autant plus que les pièces qui y sont jouées sont généralement de grands classiques de la littérature. Un lexique de plus de mille expressions et mots en bruxellois est disponible à la vente pour ceux qui veulent approfondir leurs connaissances de ce beau langage fleuri.
Cet été on y joue Faust, inspiré de l’opéra de Gounod, lui-même reprenant l’intrigue du Faust de Goethe.
C’est aujourd’hui Toone VIII, fils de Toone VII, qui est aux commandes du Théâtre Royal de Toone. Aidé de ses six acolytes, il manipule avec maestria les grandes marionnettes qui ont jusqu’à une mètre de haut, les poechenelle, polichinelles. Une tringle plantée dans la tête, des fils pour les bras, et les voici animées, plus vraies que nature. C’est Toone VIII qui fait, selon la tradition, toutes les voix des personnages avec leur différentes intonations, et qui chante aussi, notamment l’Air des Bijoux, l’air préféré de la Castafiore, à laquelle il rend un vibrant hommage vocal. Toone VIII sur scène, Nicolas Géal à la ville, est un montreur de grand talent qui assure avec brio la relève de son père, Toone VII, que nous avons eu la chance de rencontrer.
Le nom Toone serait le surnom du premier marionnettiste, Antoine Genty, dit Toone l’Ancien, ou encore Toone Ier. Comment devient-on Toone ?
Rien ne me prédisposait à devenir Toone VII mais je suis issu d’une famille bruxelloise bilingue, mon père était francophone d’origine française, Géal, nom issu de gallus le coq gaulois, et ma mère néerlandophone de Flandre. Nous avons même retrouvé des Géal en France qui sont venus se marier chez nous, au théâtre. Au début des années soixante le théâtre était en perdition. Dans ces années-là j’ai aussi fait une série de films pour la télévision, Bonhommet et Tilapin ou encore Plum Plum, qui ont été diffusées dans d’autres pays comme le Canada ou la Suisse.
Les Toone ne sont pas nécessairement reliés par un lien de famille comme une vraie dynastie. C’est le cas maintenant avec mon fils Toone VIII, et ce fut le cas entre Toone III et Toone IV.
Toone c’est une dynastie populaire et adoptive parce que on doit être choisi par son prédécesseur, et par son public. Il est déjà arrivé qu’un successeur choisi ne soit pas capable. Si le public vient le premier soir et dit :
Oï Oï, hij kan nie spelen ! ( Aïe Aïe, il ne sait pas jouer), c’est mauvais signe.
C’est très démocratique, c’est le public qui décide.
Nous devons beaucoup à l’écrivain Michel de Ghelderode qui était un grand amateur de marionnettes dans sa jeunesse, qui a récolté des textes de la tradition orale, et qui a réécrit des pièces comme La Passion, La Pie sur le Gibet ou des farces comme La Farce du Diable Vieux. J’ai eu la chance de le rencontrer. Il avait écrit une pièce pour marionnettes que j’ai animées, des marionnettes à gaine, c’était une pièce très sulfureuse et très drôle, où un vieux diable est abandonné par sa femme et règle ses comptes avec toute sa famille et tout son entourage, ils passent tous à la trappe. Le diable se déguise en moine car il en a tué un, et il confesse sa femme et son nouveau mari.
Relever l’héritage de Toone a-t-il été difficile ?
Vous savez, Toone Ier vers 1830, c’est aussi vieux que la Belgique, mais il y avait des marionnettes avant cela, il y a au moins quatre siècles de tradition populaire. D’ailleurs Charles Quint en parle, c’est pour ça que nous faisons partie de l’Ommegang. Nous avons dans notre répertoire ce qu’on appelle les pièces en armures comme Les Quatre Fils Aymon.
Au 19ème siècle il y avait 40 théâtres de marionnettes de ce genre, c’était un divertissement très populaire. Puis au 20ème siècle est arrivé le cinéma qui n’était pas cher et il a attiré le public, cela a tué ces théâtres. Il y avait même une chanson à Bruxelles sur l’air de « Valencia »: Valencia, alle mensen zonder centen zitten in de cinema. (Tous les gens sans argent vont au cinéma). Et en 1931 il n’en restait qu’un, celui de Toone V.
Un Français, Paul Jeanne, a créé alors une Union Internationale de la marionnette, lors d’un congrès à Baden-Baden, j’ai d’ailleurs racheté ses archives dans une vente aux enchères. Le second congrès était à Liège, ce qui a créé une émulation en Belgique. Les Liégeois qui avaient encore des théâtres de marionnettes et le fameux Tchantchès nous ont demandé : « Et vous alors à Bruxelles, vous n’avez plus rien ? Qu’est-ce qui se passe ? » C’est là que plusieurs personnalités à l’instigation du peintre marollien Jef Bourgeois se sont réunies pour relancer le théâtre de marionnettes, comme le sculpteur Marcel Wolfers qui était le mécène du groupe, fils du célèbre joaillier Philippe Wolfers, ou encore Michel de Ghelderode.
Ils ont décidé d’agir et de racheter les marionnettes de Toone V qui était en perdition. Ils ont créé Les Amis de la Marionnette en 1931 et ont sauvé le Théâtre de Toone. Le Soir Illustré a titré à l’époque en première page « La Résurrection des Marionnettes ». Il se trouve que 1931 c’est aussi mon année de naissance. Le bourgmestre de Bruxelles en ce temps-là, Adolphe Max, a soutenu ce projet. J’ai sa signature dans mon livre d’or qui est rempli de noms célèbres. Il y avait à l’époque aussi un autre théâtre qui existe toujours, Le Perruchet, plutôt orienté vers les petits enfants.
C’est le peintre Jef Bourgeois qui a incité Marcel Wolfers à racheter les 125 marionnettes du jeu de Toone V, c’est comme ça que ça a continué dans les années 30. Nous avons les marionnettes du jeu de Wolfers, les 4 Mousquetaires, qui sont exposées dans notre musée. J’aimerai agrandir ce musée. Nous avons de grandes réserves car Toone a une quarantaine de pièces à son répertoire. C’est Marcel Wolfers qui a sculpté les marionnettes du temps de Toone V. Je n’ai pas connu Toone V mais j’ai connu Toone IV qui est mort très âgé, et Toone VI.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Toone ne s’est pas arrêté et a même servi de cachette à des résistants. On voit dans notre pièce Faust le Diable sortir de sous terre, il y a une trappe dans le plancher de la scène, et c’est dans cet espace que l’on cachait des résistants, notamment un peintre connu, Serge Creuz, qui a été plus tard un de nos scénographes. Parmi nos autres scénographes il y a aussi Raymond Renard ou encore Thierry Bosquet pour Le Bossu, ou Carmen.
Votre théâtre revient de loin, comme se porte-t-il aujourd’hui ?
L’épidémie nous a fait beaucoup de mal et nous avons été fermés de nombreux mois, mais vous voyez, il y a de nouveau beaucoup de monde malgré les circonstances. C’est un public très européen, dont beaucoup sont originaires de France où nous sommes connus, nous avons été invités deux fois à Avignon et aussi à l’Opéra de Paris, nous avons également fait dans le temps toute une tournée française pendant les travaux de restauration de notre vénérable maison.
Notre maison aussi revient de loin, elle date de 1696, reconstruite comme la Grand-Place et toute la ville après les bombardements du maréchal de Villeroy de 1695.
Quand j’ai repris Toone en 1963 nous avons essayé de rester dans les Marolles mais nous n’avons pas trouvé de local, ça faisait deux ans qu’avec Jef Bourgeois nous cherchions un bon endroit. Les caves de la Chapelle étaient très belles, ou aussi à la Rue de la Samaritaine il y avait de très belles caves. Mais quand on nous demandait ce que nous voulions y faire nous disions « des marionnettes », et la conversation tournait court car les propriétaires ne croyaient plus à ce genre de spectacles, « c’est fini » disaient-ils. Et enfin nous avons trouvé cette vieille maison en 1965 au fond de deux impasses. J’ai toujours l’acte d’achat de l’époque. Il y avait dans le temps un estaminet dans ces murs qui s’appelait Le Risquons-Tout, du nom de la célèbre bataille qui a sauvé la Belgique en 1848. J’aimerai lui rendre ce nom historique.
Quand je m’y suis installé la maison était en très mauvais état, mais il y avait deux entrées et sorties ce qui est important pour la sécurité. Les ancrages de la façade sont toujours là. Pour l’anecdote, quand, au retour de notre tournée en France je suis revenu voir si tout avait été bien réalisé et que les ancrages avaient été bien remis en place, j’ai constaté que les ouvriers s’étaient trompé dans la date, ils avaient mis 1669 ! Nous avons fait la correction, malgré que c’était pas mal d’être vieillis.
Lorsque la reine Fabiola est venue en visite, nous avions demandé à Sa Majesté de ne pas aller dans tel coin où nous avions peur qu’elle passe au travers du plancher, tant la maison était abîmée. La dynastie régnante belge est souvent venue rendre visite à la dynastie des Toone. Aujourd’hui notre théâtre s’appelle Théâtre Royal de Toone.
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