« Leurs enfants après eux » de Ludovic et Zoran Boukherma
« On s’emmerde ici ! » clame Anthony dans le premier plan du film « Leurs enfants après eux », juste avant, pour précisément un peu moins s’ennuyer, de voler un canoë avec son cousin et traverser le lac pour gagner la plage des « culs nus ».
Et pour comble de malchance, ce jour-là, il n’y aura même pas de « culs nus » parce que, leur expliquent les jeunes filles qu’elles rencontrent : « De nos jours, plus personne ne fait ça, à part les vieilles, et encore ». L’anecdote est métaphorique du film tout entier. Anthony a quatorze ans à peine, en 1992, dans son coin paumé de province, et il mène une vie d’adolescent, avec ses déprimes d’adolescent, ses angoisses d’adolescent, ses frustrations d’adolescent. Et puis, bien entendu, Anthony et son cousin font des bêtises d’adolescents, comme tout le monde, mais, précisément, ces bêtises d’adolescents ne sont pas innocentes, elles les poursuivent, nous poursuivent, poursuivent tout un chacun, la vie durant. L’engrenage n’est pas manichéiste mais il demeure inéluctable : on ne se remet jamais de ses quinze ans.
Leurs enfants après eux © Trésor Films
Le film des frères Boukherma le suit, ce personnage d’Anthony (interprété par le troublant Paul Kircher) et il suit aussi le cousin, les filles rencontrées, la famille d’Anthony (Gilles Lellouche, d’une vérité gênante en père alcoolique d’avance condamné et Ludivine Sagnier en mère si gentille mais si paumée), celle du cousin, les voisins, les autres, les proches, tout ce petit univers fait de misère endémique et de petits plaisirs fugaces sur fond de crise sociale de la région Grand Est et de modifications des paysages sociologiques.
Leurs enfants après eux © Trésor Films
L’action s’étend de 1992 à 1998, et c’est de façon magistrale mais sans la moindre parcelle de pédagogie poussive qu’on nous dresse le portrait de « l’adolescence de la société actuelle », celle qui, précisément, a émergé de la fin du siècle dernier, avec ses petitesses, ses crises existentielles, ses failles et ses errances, sa façon de (mal) digérer ses immigrés de deuxième et troisième générations, ses banlieues laissées pour compte, l’irruption de nouvelles drogues, plus agressives, dans le paysage urbain. Et le tout baigne dans une bande son ingénieuse où se mêlent les excellentes créations d’Amaury Chabauty et pas mal des grandes chansons populaires qui ont marqué l’époque.
Leurs enfants après eux © Trésor Films
Devant ce cinéma turbulent, entier, maîtrisé, on pense, sans cesse à Pialat, aux frères Dardenne et à Jacques Audiard dont Ludovic et Zoran Boukherma sont les dignes héritiers. Tout en racontant, caméra au poing, une vraie histoire, profondément humaine, à fleur de regards, de peaux, de silence et de tristesse, les frères Boukherma parviennent à parler des deux ou trois générations qui ont bâti la France actuelle : aucune démonstration militante dans tout cela, le plaisir seul, le grand plaisir, d’un vrai cinéma fait de larmes et de corps qui s’étreignent, fait de main d’un fils brûlée par un père, de moto volée, d’amours trahies et de pertes de repères, et pourtant c’est comme si, tout le long du film on commençait à entendre le son des kalachnikovs du 13 novembre 2015 qui ne sont pas nées du hasard.
Bande-annonce en FR :