Si j’ai pu observer le travail en cours d’élaboration de cinq artistes en représentation au KLAP – Maison pour la danse – de Marseille dans le cadre des Rencontres à l’Échelle, j’ai eu aussi la chance de m’entretenir avec 3 danseuses et chorégraphes de la troisième édition de Métamorph# : entre résidence et laboratoire.

Photo d’illustration de l’article : Andrés García Martínez © Metamorph#3

Spécificités de Metamorph#3

Aux commandes du mentorat, Youness Anzane et Yasmine Hugonnet, respectivement dramaturge et chorégraphe qui encadrent de concert 11 artistes venus des pays du Sud. Héritiers et descendants de tous les Suds (Afrique, Comores, pourtours méditerranéens…), les 11 artistes sélectionnés parmi 80 candidatures ont à leur actif un projet déjà élaboré, ou sont à une étape cruciale d’un premier projet où, d’un point de vue dramaturgique, il s’agit d’agir en « ostéopathe », en mode « dépanneur » pour reprendre les termes de Youness : inverser deux parties, régler des détails qui font toute la différence…

Alphonse Eklou © Metamorph#3

Mentorat ? Autrement dit : maïeutique, ou l’art d’accoucher les projets chorégraphiques de solos. C’est le rôle de Yasmine mais aussi de Youness avec qui j’ai longuement échangé entre les visites de studios où s’exerçaient Aida, Marocaine, Lori, Libanaise et Kadidja, Malienne

Mentorat dans un esprit fichiste où, à l’instar du Labo des Désirs par exemple, on se permet des tentatives, des explorations et enfin la présentation auprès du public des projets en cours : véritable booster pour les artistes. Pourtant Youness hésite : faut-il à l’avenir que Metamorph# reste confidentiel ou aille à la rencontre du public là où il se trouve, c’est-à-dire hors les murs, « comme dans l’espace à côté du restaurant des Grandes Tables » me dit-il tandis que nous sirotons un café en tournant la tête vers ce vaste lieu ?

Christian Romain Kossa © Metamorph#3

Ce qui est sûr c’est que le métissage, marque de fabrique de La Friche, était au rendez-vous, de par la pluralité des nationalités des chorégraphes et danseurs présents pendant ces 15 jours de résidence où soutien mutuel et solidarité étaient de mise.

Aïda Jamal, Lori Kharpoutlian, Kadidja Tienmanta

Au sein de studios dans des lieux insoupçonnés de la Friche, les danseuses travaillent. Un travail issu de questionnements, de recherches comme manier un rubik’s cube auquel donner cohérence, poésie, esthétique, nourris pas des parcours de vie. In fine, il s’agit de matérialiser les recherches par le corps et parfois des objets en usant de la technicité induite par la danse. Si chacune de ces 3 artistes possède un univers qui lui est propre, on peut noter que chacune est traversée par le poids des traditions ou encore de la culture de leur pays d’origine.

Aïda Jamal © Metamorph#3

Pour Aida, ce sera le vêtement, dont le cumul des couches de tissus entrave la danse. Il est notamment question du voile, non dans un sens politique et féministe, mais comme objectif de l’objet. Sert-il à cacher une chevelure mal coiffée ? À éviter des remarques désobligeantes au hasard de rues plus ou moins bien fréquentées ? À se protéger du vent et du sable chez les Touaregs ? Psychologue clinicienne en plus d’être danseuse, Aida tend à faire communiquer ces deux activités, ne serait-ce qu’en termes de bénéfices secondaires, ou encore de sensibiliser à la santé mentale par la danse.

Autre pluridisciplinarité : celle de Lori qui joue des codes de l’architecture ou comment penser l’espace, avec ceux de la danse. Celle-ci fraie ainsi avec la performance, celle de l’art contemporain et de son enjeu crucial : la sensation du spectateur doit découler de la démarche de l’artiste sans nécessité d’explication. Le cheminement de Lori ? La politique du temps, la politique de l’attente marquées notamment par l’état continu d’anticipation d’une guerre potentielle. Combien de temps pour prendre l’essentiel et fuir ? Qu’est-ce qu’un soutien-gorge de l’immigration aux poches où pèsent lingots d’or et cash ?  

Lori Kharpoutlian © Metamorph#3

Mais le temps, c’est aussi celui du compte à rebours d’un plateau géant de four à micro-ondes où l’artiste tourne sur elle-même. Le temps s’illustre aussi par la multitude d’écrans de téléphone et tablettes amenés à peupler l’espace de manière circulaire ou linéaire en posant cette question : combien coûte le temps ? Celui que l’on perd en scrollant alors qu’on est dans l’attente ? Celui publicitaire, qui circule sur les écrans ?

Si le spectacle est un perpétuel « work in progress » entre Berlin, New York, Marseille, il verra d’abord le jour au Liban : tout un symbole ! Symbole aussi que le travail de Rhadija, danseuse Malienne de Bamako, mais qui collabore avec de nombreuses compagnies ivoiriennes, marocaines, ou encore celle de Pina Bausch. Symbole parce qu’inspiré de la tradition des pêcheurs du village dont elle est issue et de leurs filets de pêche avec lequel l’artiste danse.

Khadija © Metamorph#3

La force tranquille est ce qui caractérise la danse de Kadija, elle impressionne par les ondulations de son corps, à la fois vague et corps qui se meut entre les vagues. Outre les enjeux climatiques et la montée des eaux, l’eau coûtera bientôt un prix exorbitant, et peut-être en Afrique plus qu’ailleurs.

Au Klap, j’ai aussi pu saisir la finesse des mouvements d’Alphonse Eklou, la tension dans le corps de Doegam Atrokpo, l’imposante taille de Andrès Garcia Martinez, la nonchalance soutenue par le regard perçant de Hadir Nached, le jeu de couverts et de sauts remplis d’eau de Christian Romain Kossa. Mais il aurait fallu bien plus qu’un simple article et des heures d’échanges avec chacun de ces chorégraphes et danseurs pour déceler ce qui a initié ces formes chorégraphiées encore embryonnaires et, partant de là, cette émotion rare.


Découvrez « Les Rencontres à l’Échelle » à Marseille, spectacles vivants des Suds.