Pour la rentrée, l’Opéra Royal de Wallonie nous offre un somptueux « Lakmé » de Léo Delibes
Après un été compliqué, suite à l’incendie qui a ravagé entre autres la machinerie de la salle de spectacle, l’ORW a réalisé un tour de force en restaurant tous les dégâts à temps pour l’ouverture de la saison 22/23. Saluons le tour de force de l’équipe de l’ORW qui a réussi à nous accueillir de façon parfaite, et avec une production fastueuse qui nous a laissée émerveillés.
Léo Delibes s’est inspiré du livre « Le mariage de Loti » par l’écrivain Pierre Loti, pour cet opéra romantique qui l’a consacré comme compositeur. Reconnu de ses pairs, Delibes était déjà l’auteur de nombreuses opérettes et ballets. Avec « Lakmé », il reçoit une vraie consécration. Influencé par la musique puissante de Wagner, Léo Delibes s’inscrit néanmoins pleinement dans le courant romantique français de l’époque. Il a d’ailleurs influencé Tchaïkovski.
L’histoire de cet amour impossible se passe en Inde, au 19ème siècle. Le pays est occupé par l’armée britannique qui empêche les hindous d’exercer leur culte. Lakmé est une jeune prêtresse brahmane. Elle est la fille de Nilakantha, grand prêtre de Brahma, fanatique religieux, il est également farouchement opposé aux Anglais.
Après la présentation de la délicieuse Lakmé, dans son rôle de prêtresse, voici que de jeunes anglais arrivent et profanent le temple caché dans la forêt. Après leur pique-nique, les jeunes gens s’ensauvent, mais Gérald reste et rencontre Lakmé dont il tombe instantanément amoureux. Lakmé renvoie Gérald car elle entend son père rentrer. Néanmoins, celui-ci trouve le casque de Gérald et veut se venger de l’impudent qui a profané les lieux…
Histoire tragique, Lakmé développe plusieurs thèmes qui sont encore d’actualité de nos jours. Le plus évident, est l’opposition entre deux civilisations tellement différentes. À la fin du 19ème siècle, l’Orient exerce un attrait puissant sur les Européens, qui en savourent l’exotisme et la sensualité, sans pourtant en comprendre l’âme. Gérald et ses amis anglais n’appréhendent pas les traditions du peuple indien, et encore moins le mysticisme de leur religion.
Le souhait du metteur en scène Davide Garattini Raimondi, est de laisser l’opéra dans son contexte temporel. La fin du 19ème siècle voit les empires coloniaux perdre de leur superbe et être contestés par les peuples natifs, sans pour autant abandonner les territoires occupés. D’ailleurs les colons répriment sauvagement les premières velléités d’indépendance. On voit dans Lakmé, à quel point son père, Nilakantha doit se prémunir des Anglais.
Raimondi a néanmoins ajouté une touche plus personnelle à cette mise en scène, en ajoutant la présence d’un comédien symbolisant Gandhi, tout au long du spectacle. Un petit anachronisme, puisque Gandhi n’avait que 11 ans lors de la création de cet opéra. Mais la présence de la figure majeure de l’indépendance indienne se justifiait amplement, de même que les citations de celui-ci, qui s’impriment dans le décor. C’est en assistant aux nombreuses exactions que les Anglais ont fait subir aux Indiens que Gandhi a mûri son discours non-violent, pour conduire l’Inde à son indépendance. Cette présence de Gandhi n’est nullement choquante, et au contraire, elle ouvre de nouvelles pistes de réflexion au spectateur. De même que le magnifique ballet contemporain, en ombres chinoises derrière l’Union Jack (drapeau britannique).
Les décors de Paolo Vitae sont grandioses. C’est une constante dans les productions de l’ORW. Magnifiquement réalisés, ils se réagencent au fil de l’opéra. Le premier acte se passe dans le temple de Nilakantha, le deuxième, sur une place où se déroule un bazar suivi d’une fête, et enfin, lors du troisième acte, Lakmé emmène Gérald en sécurité, non pas dans une cabane, comme l’a prévu le livret, mais dans un club anglais déserté, endroit on ne peut plus adapté pour mettre le jeune homme à l’abri de Nilakantha.
Les costumes de Giada Masi sont absolument magnifiques. Elle a parfaitement stylisé les saris et les dhoti kurta (tenue traditionnelle des hommes indiens). Le chœur et les chanteurs sont habillés de couleurs chatoyantes, animant chaque tableau d’un orientalisme sensuel, vrai régal pour le regard. D’ailleurs, les costumes et les décors se rehaussent les uns les autres, et sont sublimés par de savants jeux de lumière.
Les choix chromatiques sont d’ailleurs tout sauf innocents. Le premier acte, mystique, est tout dans les tons jaunes, ocres tendres, le deuxième acte se passe dans une farandole multicolore, qui évoque les couleurs de l’Inde, ses parfums d’épices ; et le troisième acte, il est baigné par une couleur verte, évoquant la forêt, le calme, et la mort.
Quant à Lakmé, elle symbolise l’Inde et à ce titre, est vêtue d’indigo (le nom de la couleur signifie d’ailleurs « originaire de l’Inde »).
Nous voulons vivre l’Inde dans toute sa magie, entre harmonie et contradiction, entre passé et présent, pour raconter l’histoire de Lakmé.
D.G Raimondi
Il est difficile de résumer un tel spectacle, car au-delà de l’œuvre de Delibes, de nombreuses pistes de réflexion s’offrent aux spectateurs, de même que les citations de Gandhi choisies avec soin, nous rappellent la nécessité de ne pas avoir recours à la violence dans un monde tourmenté. Il s’agit également d’un plaidoyer contre le colonialisme, et pour un respect mutuel entre personnes de cultures différentes.
Notons également que les chanteurs font montre d’un réel talent de comédiens, qu’on ne trouve pas nécessairement dans les opéras. Leurs jeux de scène étaient absolument parfaits. Mention à Sarah Laulan (Mistress Bentson) qui a délicieusement allégé le début du deuxième acte par une interprétation où pointait un humour très justement dosé.
Lakmé est interprétée par la soprano Jodie Devos (2ème prix et prix du public du concours Reine Elisabeth 2014). Elle est époustouflante et nous livre des morceaux d’anthologie avec les célébrissimes duo des fleurs et l’air des clochettes, où sa voix atteint les notes les plus hautes de la tessiture des sopranos (et ce sans la moindre faiblesse ni tremolo). D’ailleurs, avec le ténor Philippe Talbot, ils nous ont envoûtés par des duos magnifiques, alors qu’ils chantaient dans des positions « difficiles », puisqu’ils ont chanté couchés sur scène lors du final. Une véritable prouesse !
Marion Lebègue (Mallika) a réussi un tour de force magistral dans le duo des fleurs où sa voix s’est merveilleusement bien accordée à celle de Jodie Devos. Lionel Lhote (Nilakantha) et Pierre Doyen (Frédéric) ont également donné de brillantes interprétations.
Et bien sûr, les chœurs de l’ORW, nous offrent un écrin musical magnifique, sans compter des déplacements sur scène, sans le moindre faux pas.
Il est fort difficile de se restreindre tant il y a de choses à dire et à voir dans cet opéra de rentrée. Je salue les choix du metteur en scène qui a su conserver l’authenticité de l’œuvre originale, tout en intégrant des éléments plus modernes, qui font de cette représentation un « must » de la rentrée musicale wallonne.
Je ne peux que vous encourager à faire le déplacement, soit à l’ORW à Liège, du mardi 20 septembre au samedi 1er octobre, ou encore le 6 octobre au Palais des Beaux-Arts de Charleroi. Le spectacle sera diffusé également sur Mezzo.
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