A la mi-juin, dans le cadre des Rencontres à l’échelle, les spectateurs et spectatrices sont accueillis dans la salle du Théâtre Joliette, comme dans une aventure qui a commencé sans les attendre. « Vagabundus ». Dans les allées, sur scène, ça chante, ça danse, ça se confond aussi lorsque qu’une pulpeuse africaine, sac au dos, descend vers la scène pour ensuite la longer : est-ce une spectatrice, est-ce une danseuse, une chanteuse ?
J’avais posé mon dictaphone à côté de moi, histoire de capter l’atmosphère, mais je ne m’attendais certainement pas à ce que le son de l’enregistrement puisse être saturé par la puissance incroyable de ces chants ! Il ne l’était pas et j’ai pu, a posteriori, profiter auditivement de ce bouillonnant spectacle.
Une histoire de corps
Ce sont treize danseurs et chanteurs qui nous reçoivent : des corps de toutes les formes aux muscles ciselés, aux plus ou moins légers embonpoints. La représentation du corps ne connaît pas les frontières de l’esthétique du papier glacé, ne connaît pas les frontières migratoires : elle est universelle.
Vagabundus © Mariano Silva
Migrants ? Grands remplaçants autant que vagabonds ? Oui c’est bien de ce thème sous-jacent qu’il s’agit. Traité ici avec esthétique et humour où le corps tout entier est mobilisé au rythme de danses rituelles conjuguées à des mouvements de danse contemporaine, par les voix qui entonnent chants folkloriques métissées de gospels et longues mélopées. Oui, voix et muscles ne font qu’un et les corps de par leur corpulence éclectique, à l’image des histoires individuelles, nourrissent une performance collective.
Un univers baroque et contrasté
Ne faire qu’un et faire corps, c’est aussi l’harmonie totale qui se dégage du groupe avec de temps à autre un danseur s’éloignant pour chanter et danser seul dans la logique propre au chorégraphe mozambicain Idio Chichava « dont les créations cherchent à laisser chaque artiste développer son propre univers en coexistence avec les autres ».
Vagabundus © Mariano Silva
Aussi les chants sont ponctués de cris comme pour se donner du courage dans l’effort qu’ils font, communiquant une résistance énergique, celle par exemple du peuple Makondé, régulièrement frappé par des attaques terroristes, et dont le chorégraphe Idio Chichava s’est inspiré. Cris qui s’accélèrent comme soulignant une réussite, face aussi à la stigmatisation dont le corps noir est trop souvent victime.
Et puis soudain, je le rappelle, un danseur s’échappe du ballet pour mener un solo souffreteux, joyeux, gymnaste en lançant chant, cris ou mélopée ; puis de nouveau le corps de ballet se reforme. Dans la joie ou la mélopée : contraste saisissant que l’énergie vaille que vaille contre l’asservissement, l’esclavage, la colonisation, la souffrance physique.
Vagabundus © Mariano Silva
Il n’est pourtant pas vraiment question de solidarité pourtant et cela m’a étonnée. Peut-être que la survie du groupe est plus forte que tout ! Parfois également seules les femmes chantent, parfois seuls les hommes font entendre leurs voix tous en cœur comme une dissonance complètement maîtrisée : nous sommes décidément sans cesse surpris.
Réminiscence et Réunion
Dans cette atmosphère colorée – puisque tous les danseurs sont vêtus de shorts multicolores, quand les femmes portent de sobres brassières noires, les hommes sont torses nus- se joue une fête entraînante, communicative mais aussi revendicative (je me suis d’ailleurs surprise à taper du pied droit contre le sol de manière répétitive et forcenée) ; et cette énergie qui me traverse me rappelle des cours de danses africaine où le corps était durement mis à l’épreuve dans des gestes quotidiens comme planter le blé, arracher le maïs…
Vagabundus © Mariano Silva
Une danse qui s’attèle à dresser la nature, pour récolter les semences et nourrir les corps qui dans un cercle vertueux travaillent symboliquement par le biais de la danse jusqu’à l’épuisement au point où sur la scène noire on pouvait voir à la fin du spectacle des traces de la sueur des danseurs. En effet, les corps sont debout, couchés au sol, s’y traînent toujours dans une aspiration chorégraphique et sémiotique, une sémiotique que l’on ne saisit pas forcément qui appartient aux danseurs-chanteurs : nous sommes les spectateurs, ce sont eux les sachants.
VIVA est le mot qui introduit presque tous les chants qu’ils entonnent. Viva dé la vita ? Hurlé puis comme chuchoté avec joie, vigueur, humour aussi avec une scène finale surprenante, quand dos au public les danseurs jouent du popotin sans aucune vulgarité mais dans une esthétique de rondeur colorée
Vagabundus © Mariano Silva
L’Invitation est alors lancée aux spectateurs de rejoindre les danseurs-chanteurs sur scène. Une invitation à laquelle beaucoup répondront partageant cette joie contagieuse, avant que le public ne se retrouve seul sur scène… les danseurs ont quitté la scène devenant à leur tour spectateurs ? L’inversement inattendu des rôles, c’est le pari réussi qui clôt ce spectacle.
Quelques mots sur le chorégraphe Idio Chichava
Je le vois d’abord danser tous sourires sur scène avec sa troupe à l’issue du spectacle, puis encore après dans la bibliothèque-restaurant du Théâtre Joliette, avec toujours cet implacable sourire aux lèvres. Oui, cet homme semble respirer le bonheur et la générosité. Une générosité qui s’est notamment traduite par son retour pendant le Covid dans son pays natal, le Mozambique, après avoir été formé en Europe et collaboré avec de nombreux artistes tels que Panaibra Gabriel, Thomas Hauert, David Zambrano et Frank Micheletti.
Vagabundus © Mariano Silva
Le chorégraphe, d’abord danseur mozambicain, aime le métissage des genres entre tradition et danse contemporaine, l’hybridation des courants, de l’universel au personnel. C’est pourquoi, de retour au Mozambique, il a instauré une formation et un enseignement gratuit pour les communautés locales. On les dits migrants, grands remplaçants, mais c’est chez eux, dans une énergie débordante, qu’ils apprennent à danser et chanter pour mieux nous donner à connaître leur savoir-faire et nous communiquer leur joie de vivre.
« Vagabundus » au Théâtre Joliette à Marseille.
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