Attendez-vous à remonter le temps, lors d’un entretien avec Arnaud Perrot ! Rendez-vous dans une époque oubliée. L’Antiquité tardive n’aura bientôt plus de secrets pour vous.

Qui est Arnaud Perrot, agrégé de lettres classiques, ancien élève à l’ENS de Paris et docteur de la Sorbonne ?

Son parcours professionnel : Il a enseigné les Lettres en classes préparatoires et le grec postclassique à l’ENS. Actuellement maître de conférences à l’université de Tours, il est spécialiste des doctrines philosophiques et religieuses de l’Antiquité tardive. 

Ses domaines d’intérêt : l’histoire du christianisme antique, les relations entre le christianisme et la philosophie, les questions doctrinales des premiers siècles, l’histoire du monachisme et la lecture de la Bible dans le monde grec. Il s’intéresse également à la réception des « Pères de l’Église » depuis la Renaissance jusqu’à nos jours.

Arnaud Perrot

Il a écrit ou participé à de nombreux ouvrages sur ces thèmes de l’Antiquité tardive, comme son livre Les Chrétiens et l’hellénisme, ou encore son étude La Personne, fortunes d’une antique singularité juridique, ou la traduction et l’introduction de Lettre à Marcella de Porphyre. Notre rédactrice Paloma Botbol a cherché à en savoir plus.

L’Antiquité tardive, c’est quoi ?

Arnaud Perrot : C’est une bonne question ! Cette expression, qui vient de la science allemande, désigne pour les historiens la fin de l’Antiquité à partir du 3ème siècle, jusqu’à un moment plus discuté. Mais on voit bien que cette expression n’est pas neutre.  C’est l’idée d’une Antiquité fatiguée, travaillée par ses contractions, et même d’une Antiquité au bout du rouleau, qui va trouver son débouché dans une époque nouvelle, le Moyen Âge.

Les philosophes néoplatoniciens, comme Proclus (5èmes.), y lisent l’étape terminale d’un cycle de dégradation des âmes humaines et de la société avant le retour du meilleur. On touche le fond de la piscine avant la remontée en somme !

Et c’est totalement faux cette vision sombre ?

Non, pas totalement. L’Antiquité tardive est une période de mutations politiques, géopolitiques – c’est la fameuse période des invasions barbares – et de grands bouleversements culturels. 

Saint Ambroise de Milan (mort en 397) et l’empereur Théodose Ier le Grand (347-395) © leemage


L’un des faits marquants est qu’en 313 le christianisme devient une religion légale, et sous Théodose, en 392, c’est la religion d’État de l’Empire romain. Les martyrs deviennent des souvenirs enjolivés autour desquels les communautés se rassemblent et définissent le chrétien idéal. On parle parfois de triomphe du christianisme, qui s’est en effet diffusé dans toutes les couches de la société. La tentative de restauration du paganisme par l’empereur Julien (361-363) est d’ailleurs de courte durée. 

Mais ne nous y trompons pas. Plus d’une fois les disputes doctrinales entre Chrétiens sur la compréhension de la Trinité, sur la nature du Christ, divisent tant les communautés que les observateurs de l’époque se croient arrivés à la fin du monde, dont ils croient voir les signes dans la guerre de tous contre tous, mais aussi les revers géopolitiques de Rome contre la Perse, les Goths et autres barbares, l’exemple le plus clair étant bien sûr la chute de Rome en 476.  Mais le monde est toujours là ! 

Le Codex Sassoon, vendu cette année aux enchères par Sotheby’s, une bible de 1000 ans d’âge © Ed Jones / AFP

Et donc c’en est fini de l’héritage ancien ? Adieu Homère et compagnie ?

Non pas du tout. Je ne dis pas que les Chrétiens antiques n’ont pas parfois des discours très durs à l’égard du polythéisme, des cultes traditionnels, et même des classiques de la littérature païenne, qu’ils critiquent sur le plan moral et théologique, mais malgré tout, l’Église ancienne produit des hommes de culture, qui travaillent à partir des modèles anciens en les adaptant à des problématiques nouvelles. La preuve, c’est que c’est essentiellement aux Chrétiens que nous devons la transmission des textes païens.

En Orient, l’espace sur lequel je travaille le plus, les Chrétiens vont à l’école dans les mêmes classes que les païens. Ils lisent les mêmes auteurs, poètes et prosateurs. Les plus riches fréquentent les grandes « universités » à Athènes, à Alexandrie, à Constantinople…

Vision d’artiste de la Bibliothèque d’Alexandrie © anima-libri.fr

Ce sont donc, au plan de la formation, des Grecs presque comme les autres. Cependant, ce n’est pas la tradition dans laquelle ils veulent s’inscrire, parce que, pour un Chrétien, l’autorité littéraire suprême reste la Bible, la Parole de Dieu. Ils se servent néanmoins de leur culture scolaire, des techniques d’explication apprises, des citations de classiques ou des concepts philosophiques pour formuler la doctrine chrétienne en cours de construction et orner leurs écrits.

D’ailleurs la littérature chrétienne est une branche authentique de la littérature grecque. Simplement la culture grecque est une propaideia, un exercice de gymnastique, avant d’aborder les questions sérieuses. Cette idée est d’ailleurs héritée du judaïsme de langue grecque. On la trouve par exemple chez Philon au 1er siècle. 

Le philosophe Philon d’Alexandrie qui vivait aux temps christiques © Wikipedia

Avez-vous des exemples de cette production grecque chrétienne ? 

Les figures marquantes de la littérature de cette époque sont nombreuses, mais si j’avais à donner quelques noms, je citerais côté chrétien : Justin de Naplouse (2ème s.), auteur d’au moins deux textes essentiels, l’Apologie pour les chrétiens qui présente une défense du christianisme en tant que « philosophie véritable » et le Dialogue avec le Juif Tryphon qui envisage les Chrétiens comme « race israélite véritable ». Ce sont des concepts qui ont eu un énorme impact dans l’histoire des idées.

Je citerais aussi Origène (3ème s.) qui est à la fois le père des études bibliques – il a rassemblé sur six colonnes les formes du texte biblique disponibles pour les comparer et choisir le « bon texte » – et qui est l’un des premiers témoins du commentaire continu des textes bibliques, avec comme particularité une spiritualisation forte de l’Ancien Testament par l’allégorie qui a irrigué une bonne partie de l’exégèse chrétienne jusqu’à très tard (et malgré des résistances, notamment du côté d’Antioche).

Origène © DR

Je cite aussi Basile de Césarée (4ème s.) puisque, malgré lui, il est un peu « l’inventeur des lettres classiques », grâce à son fameux discours Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit de la littérature grecque et au contresens qu’on a fait sur lui à la Renaissance.

Côté païen, Plotin et Porphyre (3ème s.) sont des auteurs à lire de près, notamment la Lettre à Marcella du dernier, qui est un manuel de philosophie platonicienne pour débutant, adressé à sa femme et qui contient les premiers préceptes à partir desquels l’âme peut se détourner du sensible et remonter, par l’ascèse, vers Dieu. Pour ces platoniciens, le salut ne vient pas d’ailleurs, mais des forces que l’âme trouve en elle pour remonter du corps vers le haut. 

Que pouvez-vous nous dire sur la question de Dieu dans l’Antiquité tardive ?

À vrai dire, elle ne se pose pas au sens où nous l’entendons, nous, modernes. L’athée dans le monde antique est une denrée rare. L’accusation d’athéisme, en revanche, n’est pas rare, mais elle veut surtout dire qu’il y a désaccord sur le ou les dieux, sur la manière de les concevoir, de leur rendre ou de ne pas leur rendre un culte.

Les dieux olympiens © DR

Les Romains et les Grecs païens accusent les Chrétiens d’être athées parce qu’ils ne sacrifient pas aux dieux du panthéon traditionnel, les platoniciens accusent les Chrétiens d’être athées à cause d’une ignorance en théologie qui leur fait confondre le premier dieu et l’entité responsable de la fabrication du monde.

 Ils accusent aussi les épicuriens d’être athées à cause de leur conception de dieux abstraits de tout engagement dans le monde, mais aussi les «simples païens », qui pensent acheter les dieux par leurs sacrifices ou offrandes, les Chrétiens s’accusent entre eux d’athéisme, notamment lorsqu’ils fustigent les conceptions théologiques des « hérétiques », les Juifs aussi accusent les Chrétiens d’athéisme. Bref, c’est le symptôme d’un monde vraiment plein de dieux. 

Epicure, né vers -342 et mort en -270 © British Museum


Les femmes ont-elles une place dans la littérature antique ? 

D’une manière générale, la littérature antique est un univers masculin. Pour autant, on sait que les femmes jouent un rôle important comme inspiratrices ou dédicataires de traités, comme relais doctrinaux, comme interlocutrices dans l’épistolaire, je pense à Marcella côté païen, à Macrine, Olympias, côté grec, aux correspondantes de Jérôme côté latin.

Il y en a beaucoup d’autres. Évidemment, je sais que tout cela ne peut pas satisfaire un regard féministe moderne. Marcella est présentée, dans une hiérarchie pédagogique, comme disciple de son époux, Porphyre, son maître, et elle est identifiée, dans l’ordre ontologique, à l’âme qui doit se tourner vers l’intellect – son véritable époux – pour revenir à Dieu !

St Grégoire de Nysse, fresque du XIVè siècle, église Saint-Sauveur-in-Chora, Constantinople © Wikipedia

Si Grégoire de Nysse présente sa sœur Macrine comme son maître dans un dialogue sur l’âme et la résurrection, ce n’est jamais Macrine qui parle mais Grégoire qui la fait parler. La femme est donc enseignée et/ou « parlée » dans la plupart de nos sources. Mais il n’apparaît pas farfelu aux anciens de faire de la philosophie et de la théologie une affaire de femmes aussi. 

Quelles sont les différences entre le christianisme antique et le christianisme contemporain ?

Il y en a beaucoup mais je dirais que ce qui me frappe le plus c’est que le christianisme actuel (et notamment le catholicisme) est une religion très peu polémique à l’égard du « dehors », que ce soit ceux qui ne sont pas chrétiens (athées ou membres d’autres confessions religieuses) ou ceux qui, jadis, étaient considérés comme des « hérétiques » – un mot qui a pour ainsi dire disparu du vocabulaire ecclésiastique.

La vision de Constantin: Par ce signe tu vaincras ! peinte par Raphaël (1520) © Musées du Vatican

Le christianisme antique, lui, est une religion formée à travers la polémique intellectuelle et qui, tout en définissant l’erreur de « l’autre », renforce ses fondements ou les construit à la faveur de l’opposition aux Juifs, aux païens, aux hérétiques, plus tard aux Musulmans. D’un côté l’erreur, de l’autre la vérité. Il n’y a pas plusieurs manières de penser possibles et qui sont autant de chemins vers Dieu pour un chrétien antique.

Il y a aussi un adage : « oportet esse haereses », il est bon qu’il y ait des hérétiques, parce que cela permet de mettre les choses au clair, de dire ce qu’il faut penser et ce qu’il ne faut pas penser, de faire un « cordon sanitaire ». Mais s’il n’y a plus d’hérétiques pour aider à faire la lumière sur le contenu doctrinal ? Les « Pères de l’Église » seraient très surpris de voir que les païens et les hérétiques d’hier sont devenus les « frères » d’aujourd’hui.

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Rome, les premiers Chrétiens (ARTE) :