« Les Herbes Sèches », ou la condition humaine en hiver vue par Nuri Bilge Ceylan
« Les Herbes Sèches » est avant tout un film sur l’hiver. Plus de 3 heures de concentré d’hiver lourd, du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan.
C’est bien de visionner ce film en ce mois de janvier qui semble contredire l’idée du réchauffement climatique. Parce que le personnage principal du film est l’hiver, la neige abondante, apocalyptique, extraterrestre, sans fin, rurale, la métaphore de la fin du monde et du désespoir. Le réalisateur turc semble fasciné par l’hiver anatolien, décor anxiogène mais impressionnant pour les petits drames existentiels provinciaux, si intenses par la concentration massive des sentiments dans un environnement petit et hostile. L’hiver est également le personnage principal de « Winter Sleep » (2014) et la fascination du réalisateur pour cette saison difficile, exigeante pour le mental des gens, hostile et en même temps si étrange et si belle, ne semble pas s’épuiser.
L’hiver donne à l’Anatolie l’air d’une planète étrangère et hostile, où les gens s’efforcent de survivre, de rester sains à la tête, de l’ignorer, trouvant les uns dans les autres une sorte de chaleur pour faire bouger leur sang. Le désert scythe est le décor sublime des drames d’hommes aux destins mineurs, de ceux que l’histoire n’a jamais enregistrés avant de les oublier, de ceux qui ont échoué avant de commencer à réussir.
Samet (Deniz Celiloglu) est un professeur de dessin d’âge moyen dans une école de village. Il est blasé et il en a marre de ce fond du monde. Il prend de belles photos de paysans vivant comme au Moyen-Âge dans l’aridité anatolienne où rien ne se passe. Il rêve d’aller à son Istanbul natal. Il partage un logement avec son collègue plus sympathique Kenan (Musab Ekici) et passe ses journées nihilistes à développer une amitié ambiguë avec Sevin, son élève de 14 ans (la jeune actrice Ece Bagci).
L’adolescente est amoureuse d’un camarade de classe et ils s’écrivent des billets d’amour. Mais l’un de ces billets est retrouvé lors d’une fouille invasive de son sac à dos. Ce genre de fouilles, impensables dans les écoles européennes modernes, sont la preuve que l’Anatolie rurale vit toujours sous des lois islamiques puritaines, selon lesquelles les sentiments des adolescents sont la preuve de leur immoralité. La note parvient au professeur de dessin qui la lit avec indécence et refuse de la restituer à la jeune fille, un geste inexplicable. Nous soupçonnons qu’il est jaloux.
Mais la jeune fille, élevée à l’ère des réseaux sociaux, connaît le tabou de la relation entre professeur et élève et se venge de lui avoir volé le billet : elle dénonce Selim au directeur pour comportement inapproprié. Une enquête est ouverte. Pris dans l’enquête se trouve son collègue, Kenan, qui est totalement innocent. L’intrigue se complique lorsque Nuray (Merve Dizdar), une belle femme professeur d’anglais, militante politique et victime du terrorisme qui l’a laissée amputée d’une jambe, entre en scène. Un triangle amoureux inconfortable se crée entre Kenan, Nuray et Samet.
Ce film n’a pas de morale, une histoire avec un point culminant et un dénouement. Parce que la plupart des destins humains n’ont pas cela. Il s’agit simplement du tissu complexe de la vie de personnes que l’histoire a jetées dans un environnement naturel hostile et sublime – l’Anatolie – et qui tentent désespérément de ne pas devenir la proie de la destruction finale (Samet) ou de se reconstruire (Nuray). La clé du film réside dans le discours final poétique que le professeur adresse à son élève, qu’il considère comme un espoir, idéalisée, toujours jeune, celle qui ne cédera jamais à une vie médiocre. Alors sera terminé l’hiver meurtrier d’Anatolie, qui rend la vie encore plus difficile à vivre, à réaliser, à justifier.
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Bande-annonce « Les Herbes Sèches » :