L’Imprésario de Smyrne, de Carlo Goldoni
Quelle ne fût pas ma joie quand, par hasard , il y a quelques mois, je tombai nez à nez sur une affiche annonçant, au Théâtre du Parc, le spectacle musical L’Imprésario de Smyrne ! Un spectacle enchanteur, entre opéra et théâtre.
Issue d’une très ancienne famille italienne établie à Smyrne depuis des siècles, mon attachement à cette ville d’Asie mineure, située sur les rives de l’Egée, est viscéral. Profondément nostalgique, je m’y échappe souvent, pour retrouver les parfums de mon enfance et raconter à mon fils son histoire millénaire exceptionnelle.
Une cité antique fondée par les Grecs au VIIe siècle av. J.-C
Comme l’écrit si bien l’historien Philip Mansel dans son passionnant article intitulé Smyrne, deux mille sept cents ans d’une histoire tourmentée (Le Monde Diplomatique – Mars 2008) :« rares sont les villes autant chargées d’histoire qu’Izmir, l’ex-Smyrne. Histoire d’une cité, fondée par les Grecs, qui périclitera au fil des attaques et des pillages. Histoire, ensuite, d’un florissant commerce maritime largement aux mains des étrangers venant y acheter les marchandises européennes, et réciproquement. Histoire cosmopolite où, sous les Ottomans, Musulmans, Chrétiens et Juifs coexistent pacifiquement ».
La ville qui a vu naître Homère
« Asiatique et européenne, grecque et turque, chrétienne et musulmane, Izmir est une cité inclassable. Tout comme Istanbul vient du grec eis teen polis- (vers la ville)-, Izmir signifie, eis teen Smyrna, « vers Smyrne ». Fondée, selon la légende, par des colons grecs au VIIe siècle av. J.-C., Smyrne est devenue l’une des cités grecques les plus illustres d’Anatolie, berceau des mathématiques et lieu de naissance de nombreux poètes » dont l’éternel Homère qui hante encore et toujours les sites archéologiques d’Ephèse et de Pergame.
« Sous l’Empire romain, la plus grande et la plus romanisée des villes d’Asie mineure, dotée de nombreux temples et d’un vaste théâtre antique, était qualifiée de joie de l’Asie et joyau de l’Empire. Elle abritait également une des premières églises, fondée par Saint Paul lui-même durant son voyage en Asie mineure en 53-56 ap. J.-C ». Après quelques périodes de déclin, et après le XVe siècle, elle se transforme en une petite ville prospère de l’Empire ottoman, jalousée par les régions voisines.
Smyrne ville cosmopolite et « Perle du Levant »
Très tôt célèbre pour la splendeur et l’étendue de son golfe, Smyrne accueille de toute Antiquité les plus grands navires. Un accueil considérable la menant vers un Âge d’Or. « Comme aujourd’hui, les spécialités d’Izmir étaient principalement le coton et les figues. Parvenues à maturité dans les vallées ensoleillées de l’Anatolie, les figues étaient (et sont encore) séchées, empaquetées et exportées vers Istanbul et toute l’Europe. Dès le début, le commerce extérieur d’Izmir était aux mains des étrangers.
En 1621, sur son chemin vers Jérusalem, Louis Deshayes de Courmenin affirmait que Turcs, Grecs et Juifs habitaient dans les terres, dans des quartiers séparés, tandis que les marchands étrangers avaient leur résidence sur le front de mer et « viv(ai)ent dans une grande liberté. L’arrivée des consuls étrangers confirma le statut international de la ville. Ainsi, dès 1630, elle comptait des consuls vénitiens, hollandais, anglais et français », écrit Philip Mansel.
La grande richesse et l’incomparable raffinement des Européens de Smyrne vers 1670
Toujours dans ce même article – que j’aime beaucoup -, Philip Mansel mentionne le grand écrivain ottoman Evliya Çelebi.
Et son émotion face à l’énorme richesse des Francs (nom générique donné aux Européens de Smyrne) et la puissance des consuls : « les bateaux des Francs accostent si souvent que la moitié d’Izmir ressemble au Frengistan (Europe) »… En effet, « Izmir était le port le plus célébré de l’Empire à cause du grand nombre de bateaux qui y chargeaient et déchargeaient leurs marchandises… ». « Dès le début, Izmir fut une ville d’églises, de synagogues et de mosquées. A la différence de l’Europe, soumise à un conformisme religieux hystérique, il y régnait ce que les Européens, surpris, qualifiaient de « liberté de religion totale » comme dans beaucoup d’autres villes du Levant.
En 1700, la ville comptait dix-neuf mosquées, trois églises catholiques latines, deux églises grecques orthodoxes, deux églises arméniennes et huit synagogues. Dans la Rue Franque, on pouvait se croire dans une ville chrétienne. Certains marchands européens, qui n’avaient jamais appris le turc, opéraient leurs échanges en italien, exclusivement grâce à des intermédiaires juifs ».
Ces Européens, établis à Smyrne, savouraient particulièrement les scènes d’opéra, le théâtre et les spectacles en tous genres. « Izmir était une cité du plaisir autant que du profit. Ses tavernes étaient réputées, spécialement pendant le carnaval. On y dansait à la française, à la turque ou à la grecque avec tant de frénésie que certains Turcs croyaient voir des fous. Mariant la grâce des Italiennes, la vivacité des femmes grecques, et la majestueuse tournure des Ottomanes, les femmes de la cité étaient connues pour exercer une fascination quasi irrésistible »…
« Entre 1748 et 1789, un bateau sur quatre quittant Marseille se dirigeait vers Izmir. C’était le port étranger le plus important pour le commerce français, le plus vaste et le plus riche de l’Empire. « Smyrne, quelle richesse ! », avait dit le tsar Alexandre Ier de Russie à Arnaud de Caulaincourt, l’ambassadeur de Napoléon Ier, le 12 mars 1808, alors qu’ils planifiaient le partage de l’Empire ottoman ».
L’inspiration de Carlo Goldoni dans l’écriture de l’Imprésario de Smyrne
Après la lecture des quelques lignes ci-dessus retraçant l’histoire de Smyrne dans un certain contexte, on comprend d’où vint l’inspiration de Carlo Goldoni – auteur vénitien, créateur de la Commedia dell’ Arte-dans l’écriture de cette pièce de théâtre écrite en 1759 !
11 comédiens, chanteurs et musiciens sublimant cette comédie théâtrale mise en scène par Laurent Pelly
Une pièce de théâtre ayant inspiré, à son tour, l’exigeant et passionné Laurent Pelly dans la création et la mise en scène de cet excellent spectacle musical alternant le clavecin, le violon et le violoncelle.
Dans la flamboyante Venise du XVIIIème siècle, les esprits s’agitent et les égos se gonflent autour d’un riche Turc qui s’improvise « producteur » pour créer, à Smyrne, sa ville natale, le plus fabuleux opéra de tous les temps. Il souhaite engager les plus grands artistes. De la Diva jusqu’au librettiste, tout le cercle du spectacle est en effervescence. Goldoni analyse avec une inégalable finesse, avec tendresse et humour, le monde cruel des artistes et leurs travers humains dans une comédie soulignant l’aveuglante obsession de percer permettant ainsi tous les travers et les excès…
Au fil de subtiles et nombreuses intrigues, le maître italien nous transporte dans un tourbillon de joies, de querelles ou d’inventions irrésistibles, charmantes et inattendues. Grâce au talent de Laurent Pelly et de son équipe, cette création dévoile délicieusement les multiples états d’âme que peuvent éprouver ces artistes en quête de contrats et d’excellence. Sur scène, la célèbre soprano française Natalie Dessay est entourée de comédiens talentueux confirmés ainsi que de jeunes talents émergents pour nous offrir un spectacle éblouissant totalement inattendu !
Théâtre Royal du Parc – Rue de la Loi 3 – 1000 Bruxelles. Tel : 02/505.30.30
L’Imprésario de Smyrne. Jusqu’au 17 Février.
Pour ceux qui sont intéressés par l’histoire de Smyrne, je vous conseille le film Smyrna My Beloved de Grigoris Karantinakis ( 2021).
A lire aussi : l’Europe avant l’Europe de Livio Missir di Lusignano (1979) et les Levantins de Smyrne XIXe siècle -Environnement communautaire et religieux- Rinaldo Marmara (2016).
Bande-annonce de Smyrna, my Beloved, en Anglais :
Vous aimez le monde hellénistique ? Découvrez Jacques Lacarrière, le grand connaisseur de la Grèce.