Avec « Créer du Commun », Eddy Caekelberghs apporte un éclairage nouveau sur la question des Droits de l’Homme
Nous avons eu la chance d’interviewer le célèbre journaliste belge Eddy Caekelberghs sur son dernier ouvrage, « Créer du Commun », une enquête journalistique et historique à la recherche de l’esprit d’hier, d’aujourd’hui, et peut-être de demain, des Droits de l’Homme. C’est un privilège de pouvoir tendre le micro à celui qui est habitué à recevoir dans ses émissions de la radio-télévision belge des personnalités du monde entier. C’est l’intervieweur interviewé. Exercice au demeurant assez simple : posez une première question à Eddy Caekelberghs et il fera le reste, déroulant une réponse ciselée, kilométrique et pertinente, digne du grand professionnel des médias qu’il est.
Culturius : Eddy Caekelberghs, quel objectif recherchez-vous avec ce nouvel ouvrage ?
Eddy Caekelberghs : « Le but du livre réside dans le titre : Créer du Commun, parce que j’estime que le défi qui nous attend dans ce deuxième quart du XXIe siècle, c’est de retrouver le sens de ce qui nous appartient et nous lie en commun. L’hyper-financiarisation crée un sens commercial des biens communs, j’en veux pour exemple que le patron de Nestlé ait pu envisager de breveter les sources d’eau, alors que nous savons que les stress hydriques sont déjà présents et risquent de se multiplier.
Eddy Caekelberghs, un regard acéré sur la société © DR
L’eau, l’air, un certain nombre de choses essentielles, doivent être considérées comme un patrimoine commun de l’Humanité, et ne devraient en aucun cas subir ce traitement de subtilisation au profit de quelques-uns. Redéfinir ensemble un contrat social qui se base sur des communs. Cela sonne encore mieux en langue anglaise, les « commons », comme la Chambre des Représentants anglaise, appelée « House of Commons ».
Et puis j’ai voulu étudier une histoire comparée des sources des Droits de l’Homme. Cette question m’occupe depuis l’adolescence, et pendant mes études et mon travail de journaliste. J’ai été régulièrement confronté à la réfutation des déclarations des Droits de l’Homme, au titre qu’elles seraient complètement occidentalo-centrées, qu’elles ne seraient donc, dans leur critique la plus actualisée, qu’une forme de néo-colonialisme occidental qui voudrait répandre son point de vue juridique sur l’ensemble du Monde. J’ai voulu voir si cette accusation tenait la route.
Une vision romantique du XIXe siècle de la signature de la Magna Carta par le roi d’Angleterre Jean sans Terre en 1215 © Wikipedia Commons
Elle ne la tient pas déjà factuellement, dans la mesure où, même le texte de 1948, dans son comité de rédaction, comptait en son sein un Chinois, un Russe, des Africains, et d’autres encore. L’accusation d’occidentalisme pur jus est fausse, même si j’amenderai un peu en précisant que l’influence d’un certain nombre de paramètres politiques occidentaux sont venus sans doute polluer certains moments de la discussion. Mais c’est plus vaste que cela, j’ai essayé d’élargir le spectre géographique et historique des sources.
On résume trop souvent l’origine historique des sources en commençant avec 1789, voir avec, dit-on, de timides débuts lors de la révolution américaine de 1776 et la Déclaration d’Indépendance. C’est faire fi de toute la dimension européenne et extra-européenne. L’Habeas Corpus, la Magna Carta, tant d’autres textes, sont des textes inspirants et autant de conquêtes progressives du champ des droits humains.
Le Rouleau, ou Sceau de Cyrus, VIe siècle avant JC, exposé au British Museum © Wikipedia Commons
Mais je vais plus loin. Je remonte par exemple au VIe siècle avant notre ère, avec le Sceau de Cyrus II, empereur de Perse. On a retrouvé un rouleau en écriture cunéiforme dans lequel Cyrus accorde la liberté de culte à chacune des nations composant son empire, et cela de manière égalitaire. Le texte dit bien que chacun a le droit de professer son culte sans qu’aucun d’entre eux n’ait vocation à supplanter les autres. Quand on imagine le texte de 1948 et sa vocation à protéger le libre exercice des religions et des convictions philosophiques, on voit bien qu’il y a un cheminement long dont les prémisses sont déjà dans ce rouleau cunéiforme.
Eleanor Rossevelt tenant en 1949 la version anglaise de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 © Wikipedia Commons
Élargir le champ des recherches
J’ai aussi voulu étendre mes recherches géographiquement en évoquant la Charte du Manden, qui provient du Mali au XIIIe siècle de notre ère. Dans cet empire puissant qu’est le Mali de l’époque, une charte est établie entre les éleveurs, qui sont la population dominante, et les autres habitants de l’empire, dont l’article premier stipule : « Nulle vie n’est supérieure à une autre vie ». Quand on se souvient du texte de 1789 qui proclame : « Tous les êtres humains naissent et meurent libres et égaux en dignité et en droits », on retrouve une équivalence d’intention, alors que le Mali ne pouvait connaître l’avenir de ce qui se déciderait quatre siècles plus tard, et que les rédacteurs de 1789 n’ont aucune connaissance du texte du Mali.
La Charte du Manden. Parchemin du Moyen-Âge © Rootsmagazine
Même si la Charte du Manden n’est pas aussi ancienne qu’il semble, ce qui m’importe c’est que des intellectuels africains se revendiquent de cette historicité pour réclamer leur place dans la réflexion universelle sur l’émergence de droits. Qu’ils disent : « Nous aussi nous portions en germes l’aspiration à ces droits ». C’est fondamental.
Cela permet d’affirmer que dans la trajectoire historique et géographique, il y a une aspiration universelle à des droits fondamentaux. Henri Bartholomeeusen (ancien président du Centre d’Action Laïque, dont Eddy Caekelberghs est actuellement un des vice-présidents, ndlr) qui postface l’ouvrage a coutume de dire cette phrase que je reprends à mon compte : «On ne connait pas d’individu dans l’histoire, qui ayant été dans les fers, et à qui on a accordé la liberté, s’en soit plaint. »
Henri Bartholomeeusen, ancien Grand Maître du Grand Orient de Belgique et ancien président du CAL © photo Julien Warnad / Belga
Il y a donc partout une aspiration à ces droits fondamentaux. Ensuite on a accru ces droits fondamentaux par des droits de 1ère, 2ème, 3ème ou 4ème génération. À partir de là, évidemment, tout est conditionné par la structure de la société dans laquelle ces droits se développent. Il est évident que les Russes, a fortiori soviétiques, marxistes-léninistes de pur discours, ne pouvaient pas signer la Déclaration de 1948 dès lors qu’elle évoquait le droit et la protection de la propriété privée.
C’était, dans son essence même, en contradiction avec le droit soviétique. Par contre cela ne veut pas dire que tout régime autoritaire, comme celui des Soviets, bafoue l’intégralité de tous les droits fondamentaux. Je relève ainsi que des droits tombent parfois en désuétude pour des raisons politiques.
Stéphane Hessel © Baltel / Sipa
Stéphane Hessel disait que les droits ne sont pas une trajectoire rectiligne mais une histoire à rebondissements. Ce n’est pas un catalogue des droits acquis mais c’est un combat politique permanent dont il ne faut rien abdiquer, mais qu’il faudra sans doute amplifier. Il nous parlait déjà de la crise climatique et écologique, et du terrorisme. Je rajoute dans mon livre des nouvelles pistes sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies qui nous exposent à de potentiels nouveaux dangers dont il faudra se prémunir avec de nouveaux droits fondamentaux.
Eddy Caekelberghs est un grand journaliste de la RTBF en plus d’être un auteur qui défend ses convictions © Le Soir
Les Droits de la Personne Humaine contre les « droits de la personne électronique »
Je reviens également sur l’appellation « Droits de l’Homme » que les rédacteurs du texte ont utilisée. L’expression est questionnée aujourd’hui par rapport aux genres, et on lui préfère l’expression « Droits Humains ». Je conteste cela, et je fais une « déclaration d’amour » pour l’appellation québécoise qui est « Droits de la Personne Humaine ». En adjectivant « Droits Humains » on indique l’origine des droits, mais pas le destinataire ni le récipiendaire des droits. Nous pourrions parler des « Droits Humains des animaux ». Par contre, « Droits de la Personne Humaine » me permet de savoir qui sera le détenteur de ces droits, l’objet, le sujet du droit.
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, une inspiration et un questionnement de toujours pour Eddy Caekelberghs © Wikipedia Commons
Je le mets en avant parce que dans la dernière partie du livre je discute des intelligences artificielles et des nouvelles technologies, car d’aucuns sont en train de rédiger des « droits de la personne électronique ». Cela n’est pas une blague mais vise à garantir aux intelligences artificielles, au nom justement de l’intelligence accumulée, un droit à ne jamais être débranchées. Or nous vivons dans un temps où depuis plus de quinze ans aucun grand maître des échecs n’a pu battre les intelligences artificielles, et le maître incontesté du jeu de go a été lui-même battu par la machine et n’a pas pu la battre depuis.
Sans compter sur l’expérience menée en interne entre l’intelligence artificielle de Google et celle de Facebook, qui dialoguant entre elles, ont inventé une novlangue qui échappait au contrôle des observateurs. Chaque fois que ceux-ci s’approchaient du décodage de celle-ci, ils voyaient la novlangue se perfectionner, ou carrément être remplacée par une autre. Ils n’ont pu s’en sortir qu’en débranchant le système.
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen © Wikipedia Commons
Ce qui avait amené Mark Zuckerberg à dire qu’il faudrait un « bouton panique », un disrupteur possible. Or, si on décide de « droits de la personne électronique » qui empêcheraient que l’on disjoncte l’intelligence artificielle, alors même que l’on sait déjà que l’intelligence humaine est incapable de concurrencer la vitesse algorithmique de calcul de la machine, le combat sera perdu pour les Humains. Donc, si un jour il faut faire une hiérarchie des droits, je préfère que l’on désigne le destinataire, car les « Droits Humains » pourraient aussi être les « Droits Humains de la personne électronique ». Le jour où il faudra faire la balance cela sera plus pertinent.
Imaginons que demain, et cela me paraît évident que l’on va y arriver, après que l’on ait mis en première ligne des intelligences artificielles dans le domaine médical et juridique pour établir les traitements de bases, en raison de leur immense capacité algorithmique à digérer très vite des quantités inouïes de jurisprudence ou de cas médicaux, je gage qu’à un certain moment, avec l’allongement de la durée de la vie, on va se retrouver avec des assistants électroniques à domicile pour la fin de vie. Et cela avec une ressemblance anthropomorphique troublante. On va se retrouver face à des prises de décisions par les machines sur les traitements, voire à des décisions sur le moment opportun pour débrancher les appareils qui maintiennent en vie. Notre prévention à nous imaginer que le robot est à notre service va se retrouver face au fait que cette intelligence artificielle devra décider si ce que je vis est encore une vie.
La Déclaration d’Indépendance des États-Unis, par John Trumbull (1819) © Wikipedia Commons
Il y a 17 ans j’avais déjà publié dans la revue Logos un article où je signalais l’existence au Japon d’un débat sur les droits syndicaux des ordinateurs dans les entreprises. Certains estimaient que les ordinateurs qui remplacent une force de travail humaine devaient disposer de droits. Par exemple le droit à être réparé. Une manière subtile de lutter contre l’obsolescence programmée et la société du gaspillage. Est-ce que cela va finir par passer ? A priori, en tant qu’être raisonnable, je me dis que cela ne passera pas, mais je constate qu’il n’y a pas de débat éthique préalable, et je ne suis pas seul à faire ce constat. La plupart des hauts responsables qui ont à faire avec l’intelligence artificielle nous disent que tout ça va beaucoup trop vite, que le champ éthique n’est ni discuté, ni balisé. Il faut faire quelque chose.
L’euro numérique en embuscade
Un exemple : au mois de mai dernier, avant de se dissoudre, le parlement européen prend, dans une cession qui restera sans doute dans les annales, un premier texte appelé « Artifical Intelligence Act », destiné à baliser, encore sommairement, la réflexion à ce propos. Mais dans la même semaine, et passant pour le coup complètement inaperçu, le même Parlement européen liquide les budgets, c’est-à-dire les libère, les attribue, pour le CBDC. Ca ne se fume pas : c’est la Central Bank Digital Currency.
L’auteur, Eddy Caekelberghs © RTBF
En clair, l’euro électronique. Il s’agit de donner demain à la Banque Centrale Européenne le droit de pouvoir créer dans ses livres des comptes individuels pour chacun des citoyens européens, sans passer pour cela ni par le système bancaire classique, ni par les banques centrales des états, et donc de pouvoir donner des aides directes aux citoyens européens. Une idée qui est née suite à la crise financière, en se disant que si les états ne peuvent pas assumer des aides il faudrait créer un système d’aides directs de l’Europe.
Rappelons d’abord que la Banque Centrale Européenne est une création sui generis, elle n’est contrôlée par aucun pouvoir politique, et n’obéit à personne d’autre qu’à son propre collège des Gouverneurs. Qui va décider de quoi ? Cette banque centrale va créer un euro électronique qui sera un possible concurrent de l’euro classique, c’est-à-dire que, techniquement, sur papier, on va pouvoir créer des dévaluations compétitives entre la monnaie courante et cette monnaie scripturale.
Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort, la Skytower dans la pénombre © Wikipedia Commons
Mais le vrai problème est qu’il est clairement dit que cette monnaie ne sera jamais convertible en monnaie papier, ni transférable sur son compte propre. On ne pourra donc pas, à partir de notre compte en monnaie numérique, le transférer sur notre compte privé pour pouvoir le gérer comme nous le voulons. Cet argent numérique sera frappé de « possibilité d’impossibilité ». Quand on interroge au Forum de Davos de l’an dernier un responsable du FMI, lui exposant que la BCE qui n’est élue par personne pourra décider de ce que l’on pourra faire ou ne pas faire avec cet argent, il répond : « Mais oui, bien sûr ».
L’amitié franco-américaine, et les influences réciproques sur les déclarations de droits © Wikipedia Commons
Il y a différents cas de figure, qui n’inquiètent a priori ni les élus, ni la population, qui dort. Par exemple, vous ne pourrez pas acheter de la drogue. On va vous dire : « C’est très bien ». En fait, non. Nous ne sommes déjà pas d’accord au sein des 27 pour savoir si le cannabis est une drogue ou pas. Qui décidera de qualifier ce qu’est la drogue, et donc l’infraction ? Qui décidera ce que je pourrai faire avec cet argent ? On dit aussi : « Vous ne pourrez pas non plus acheter de la pornographie ». Et on vous répond : « Oui, c’est normal ». Mais non, encore une fois, ce n’est pas normal.
« L’Empire des Sens ». Qui décide de ce qui est de la pornographie ? © Argos Films
Quand je suis rentré à l’Université Libre de Bruxelles, il y avait un film emblématique de 1978, L’Empire des Sens, de Nagisa Ôshima, qui avait été interdit en raison de sa pornographie. À nouveau, qui définit ce qui est pornographique ou non ? Récemment encore, L’Origine du Monde, un tableau classique de Gustave Courbet, était considéré comme de la pornographie, avec des sanctions à la clef sur votre compte Facebook. Si les GAFAM, dirigées depuis les États-Unis, décident que la moralité américaine prime de facto, à travers notre argent, comme une obligation qui s’impose aux Européens, alors effectivement ce catalogue des droits sera occidentalo-centré ou américano-centré, dirigé et dirigiste. »
« Créer du Commun », le livre de Eddy Caekelberghs à mettre entre toutes les mains © Éditions de la Fondation Henri La Fontaine
« Créer du Commun », par Eddy Caekelberghs, Éditions de la Fondation Henri La Fontaine.
Mais qu’est-il arrivé au corps de l’auguste Voltaire, éparpillé façon puzzle ?