« Trompe l’œil de 1520 à nos jours » au musée Marmottan
À en croire Aristote, l’une des principales fonctions de l’art, durant l’antiquité, était la Mimesis, la reproduction de la réalité. Une anecdote célèbre illustre ce propos, celle du peintre Zeuxis qui avait peint une fresque en trompe l’œil représentant un jeune garçon tenant une grappe de raisins et qui, alors que ses proches étaient confondus d’admiration parce que les oiseaux venaient picorer les raisins tellement bien peints qu’ils en paraissaient vrais, lui, Zeuxis, n’était pas satisfait, car, à son avis, les oiseaux auraient dû garder leurs distances par peur du jeune garçon.
Curieusement, cette fonction dévolue à l’art n’est pas toujours apparue comme évidente et, en Occident, il a fallu attendre le XVIème siècle pour que des artistes, peintres, graveurs ou sculpteurs ne s’acharnent à nouveau à vouloir faire concurrence à la réalité. Le terme même de « trompe l’œil » n’apparait qu’au XVIIIème siècle et il semblerait que ce soit Louis-Léopold Boilly qui en soit, sinon l’inventeur, du moins le propagateur.
Exposition sur les trompe l’œil © photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Or, ce concept, le « trompe l’œil, » représente une sorte de paradoxe de la représentation picturale. Si l’art consiste à copier le réel, à quoi donc sert-il, et ne peut-on, en ce cas, se contenter purement et simplement de la réalité ? Trompe l’œil : mais quel œil ? et quel réel ? Tel est, en quelque sorte, le fil conducteur de l’exposition qui se tient en ce moment au musée Marmottan.
Exposition sur les trompe l’œil © photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Bien sûr, il faut se souvenir que le rapport avec le réel a été faussé et problématique parce que, jusqu’au XIXème siècle et l’invention de la photographie, l’une des fonctions les plus importantes de la peinture consistait à brosser des portraits de famille afin d’immortaliser la puissance, la beauté, la dignité ou le supposé génie de l’aristocratie régnante (puis de la bourgeoisie). On recopiait pour plaire et montrer : il fallait faire vrai, et même plus vrai que vrai, plus beau que le vrai. Ce réel en question, précisément, était celui des dignitaires. On ne peignait pas le bas peuple, et l’illusion de réalité consistait à cautionner les différences de naissance et de statut social.
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Pour autant, dès ses lointaines origines, l’art de tromper l’œil a toujours été une sorte de fabuleux paradoxe. L’exposition y insiste bien : la plupart du temps, le trompe l’œil sert de prétexte pour dévoiler son habileté. Celle de Nicolas de Largilliere dont les Deux grappes de raisin (1677) constituent une sorte d’hommage à Zeuxis. Celle de Louis-Léopold Boilly, dont les Les petits soldats grisaille (1809) parviennent avec les moyens de l’huile à créer l’apparence de l’estampe. Et que dire de celle d’Augustin-Victor Pluyette dont le Trompe l’œil au crucifix et au bas-relief (non daté) parvient à nous faire croire à un relief dans la toile ?
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Les procédés sont multiples pour augmenter le sentiment d’illusion. Ainsi, même le cadre du tableau est un faux donné comme vrai chez Anne Vallayer-Coster, Trompe l’œil aux putti jouant avec une panthère ou Le printemps, (1776) Ou bien l’œuvre parvient à créer le relief en lui surajoutant un élément extérieur qui trouble la perception : tel le ruban sur l’œuvre de Jean Pillement, Trompe l’œil avec ruban turquoise devant le paysage de la campagne portugaise, (vers 1780).
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Et puis, à l’évidence, le trompe l’œil est un jeu. Il parle, de façon métaphorique, de la peinture elle-même Cristoforo Munari, Trompe l’œil aux instruments du peintre et aux gravures (1755) ou bien Antonio Cioco, Nature morte en trompe l’œil avec un autoportrait, (1771) Davantage encore, et la mode en fleurit à travers tout les XVII et XVIIIème siècle, le trompe l’œil constitue une sorte de mise en abîme par laquelle on parle d’une œuvre antérieure d’un autre artiste qu’on apprécie et auquel on rend ainsi hommage : Gaspard Gresly reproduit une gravure célèbre, Trompe l’œil à la gravure du rieur d’après Franz Hall (1740), sur un travail de l’Ecole française, on trouve une reproduction d’une autre gravure Trompe l’œil avec des instruments d’écriture, une estampe de Jacques Callot et des ciseaux, (vers 1780).
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Etienne Moulineuf reprend une toile de Chardin avec une telle perfection qu’on le soupçonne d’avoir glissé une lithographie sur sa toile Trompe l’œil au verre cassé d’après Le bénédicité de Chardin, (après 1744). Tout se passe comme si l’art parlait de l’art, en illustrait la supériorité, en vantait les mérites.
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Forcément, le trompe l’œil comporte quelque chose de la parodie de l’art par lui-même. Même si, parfois, il adopte un ton plus grave, celui, notoirement, de la vanité. Ou bien, une référence à un fond d’actualité Touland, Trompe-l’œil aux assignats et cartes à jouer (XIXè), Adophe Martial Potémont Lettres d’Alsace et de Lorraine, (après 1871)
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Et d’ailleurs, s’il est autant exercice de virtuosité, le trompe l’œil manque d’authenticité. Il est technique, mais jamais style. Et les artistes, au final, utilisent plus ou moins les mêmes procédés. A peine parfois, trouve-t-on quelque originalité, par exemple chez Boilly. C’est au point que Guillaume Dominique Dongre Trompe l’œil (1785) est obligé de le rappeler sur sa toile : « Ego sum pictor » (moi aussi, je suis un peintre).
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Il faudra attendre le XXème siècle et les recherches actives et variées du surréalisme pour que le trompe l’œil prenne sa vraie mesure : l’univers tout entier, et surtout l’univers de l’art, tourné en dérision. Ainsi Henri Cadiou, dès sa première toile, Transparence spatiale (1960), qui reprend la technique de la toile griffée pour la parodier. Ou encore dans sa fameuse Déchirure de 1981 qui reprend l’icône même de la peinture occidentale, La Joconde, pour en donner une version digne de Duchamp.
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Et encore Jacques Poirier et son Reliquaire de 1980 qui s’amuse des manies de l’art contemporain et de ses dérives financières. Ou bien Pierre Ducordeau, qui, en guise de toile, montre un tableau absent représenté par une simple feuille de papier signalant que l’œuvre en question a été déplacée Tableau en déplacement, (1966). C’est le sommet ultime de la dérision : l’art, c’est parler d’un art qui n’existe pas, ou plus.
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Les dernières salles sont consacrées à ce que l’Arte povera a pu apporter au concept de trompe l’œil : Daniel Spoerri qui estime que si l’on veut représenter les reliefs d’un repas, autant prendre un vrai repas que l’on colle sur la table avant de placer celle-ci à la verticale comme une toile Tisch n°5 (1968). Ou bien Daniel Firman qui expose un moulage d’être humain revêtu de véritables vêtements Jade (2015).
© photo Alain Girodet / Musée Marmottan
Tel est l’aboutissement absurde du concept même de trompe l’œil : veut-on voir du réel ? Alors montrons du réel. L’art ne serait-il qu’une technique ? Alors mieux vaut se contenter d’un moulage. Cet habile itinéraire de l’exposition permet de bien cerner à quel point le trompe l’œil est à la fois fascinant, et, en même temps, étroitement limité.