Les années 1280-1290 furent le témoin d’un moment fondamental, révolutionnaire même, dans l’histoire de la peinture occidentale : pour la première fois, un peintre cherche à représenter dans ses œuvres le monde, les objets et les corps qui l’entourent tels qu’ils existent. Cet artiste visionnaire, dont nous ne savons presque rien et dont seule une quinzaine d’œuvres nous sont parvenues, c’est Cimabue.

Illustration de l’article : « Crucifix d’Arezzo », par Cimabue, détail, entre 1268 et 1271 © Wikipedia Commons

La première exposition à lui être consacrée est le fruit de deux actualités de grande importance pour le musée du Louvre : la restauration de la Maestà, souvent qualiée « d’acte de naissance de la peinture occidentale » et l’acquisition en 2023 de La Dérision du Christ, un panneau inédit de Cimabue redécouvert en France chez des particuliers en 2019 et classé Trésor National.

« Vierge en Majesté de Santa Trinita », Cimabue, Florence, Galerie des Offices, 1290-1300 © Wikipedia Commons

Ces deux tableaux, dont la restauration s’est achevée n 2024, constituent le point de départ de cette exposition, qui, en réunissant une quarantaine d’œuvres, ambitionne de mettre en lumière l’extraordinaire nouveauté de sa manière et l’incroyable invention par laquelle il renouvela la peinture. Elle écrit ainsi le récit passionnant d’un commencement.

Cimabue a ouvert la voie du naturalisme dans la peinture occidentale. Avec lui, les conventions de représentation héritées de l’art oriental, en particulier des icônes byzantines, si prisées jusqu’alors, cèdent la place à une peinture inventive, cherchant à suggérer un espace tridimensionnel, des corps en volumes et modelés par de subtils dégradés, des membres articulés, des gestes naturels et des émotions humaines. Il développe également une verve narrative que l’on pensait jusqu’à présent initiée par ses amboyants successeurs, Giotto et Duccio.

« Saint Jean », détail du Crucifix d’Arezzo, Cimabue, entre 1268 et 1271 © Wikipedia Commons

Nos connaissances sur Cenni di Pepe, dit Cimabue, sont très minces, comme le rappelle le prologue de l’exposition : on ignore jusqu’à la signification de son surnom et seuls quelques documents d’archive permettent d’identifier l’artiste et de donner de rares repères dans son parcours. C’est Dante, dans un passage de La Divine Comédie, qui forge le mythe au début du XIVe siècle : en établissant son importance, il est à l’origine de la fascination que le nom de Cimabue exercera des Médicis jusqu’à aujourd’hui.

« Vierge en Majesté de Santa Trinita », détail d’un ange, Cimabue, Florence, Galerie des Offices, 1290-1300 © Wikipedia Commons

La section introductive consacrée au contexte de la peinture entre Florence, Pise et Assise au milieu du XIIIe siècle, plante le décor de la scène artistique sur laquelle Cimabue apparaît. Ce qui compte alors dans l’appréciation d’une œuvre, c’est sa conformité avec les grands prototypes des icônes orientales, réputées dériver fidèlement d’images « aicheiropoïètes », c’est-à-dire « non faites de main d’homme ». Dans ces images considérées miraculeuses, les personnages sont représentés comme appartenant au monde sacré et n’ont pas vocation à ressembler à des êtres humains. C’est pour cela qu’on les peint avec des déformations anatomiques conventionnelles, comme on peut le voir sur la Croix de San Ranierino, réalisée par Giunta Pisano, la figure artistique dominante de cette époque (Pise, museo di San Mateo) ou encore dans la Madone Kahn (Washington D.C., National Gallery of Art), l’une des icônes les plus intrigantes de la période.

« Crucifix d’Arezzo », Cimabue, église Saint Dominique, entre 1268 et 1271 © Wikipedia Commons

C’est avec ce mode de représentation que Cimabue entend rompre. Le parcours se concentre alors sur la Maestà du Louvre, pivot central de l’exposition : les nouveautés qui se manifestent dans ce tableau ont conduit certains historiens de l’art à le qualifier d’« acte de naissance de la peinture occidentale ». Cimabue témoigne dans cette œuvre monumentale (4,27 x 2,8 m) de son aspiration à humaniser les figures saintes et de sa quête illusionniste, en particulier dans le rendu de l’espace avec le trône vu de biais 
La restauration a permis, en plus de retrouver la variété et la subtilité des coloris (dont l’éclat prodigieusement lumineux des bleus tous peints en lapis-lazuli), la redécouverte de nombreux détails masqués par des repeints qui mettent notamment en évidence la fascination de Cimabue et de ses commanditaires pour l’Orient, à la fois byzantin et islamique, comme la bordure rouge couverte de pseudo-inscriptions arabes et le textile oriental qui habille le dossier du trône. 

« Saint Jean l’évangéliste », détail, Cimabue. Mosaïque, abside du Dôme, Pise, 1301-1302 © Wikipedia Commons

La réalisation d’une œuvre monumentale comme la Maestà pose la question de l’atelier de Cimabue. Comme pour le reste, nous ne savons rien mais Cimabue est réputé avoir été le maître de Giotto et les historiens de l’art supposent que le grand peintre siennois Duccio di Buoninsegna dut être marqué par les créations du grand peintre florentin. Il est un fait que la manière de Cimabue a imprégné de nombreux artistes et l’exposition permet de confronter réellement des œuvres de plusieurs d’entre eux, qui toutes cherchent à susciter l’implication émotionnelle des fidèles. La proximité stylistique de la Madone de Crevole de Duccio (Sienne, Museo dell’Opera del Duomo) et de la Maestà de Cimabue est éloquente, dans le modelé délicat des visages de la Vierge ou dans les jeux de transparence. 
Avec Cimabue s’impose la conviction que chaque artiste doit affirmer sa manière propre, que les thèmes traditionnels doivent être renouvelés en permanence. La nouveauté devient un élément central de l’appréciation artistique. Il en résulte un climat d’invention et d’émulation extraordinaire entre les peintres.

« Vierge en Majesté de Santa Trinita », Cimabue, détail, Florence, Galerie des Offices, 1290-1300 © Wikipedia Commons

Le parcours se poursuit avec la section construite autour du diptyque de Cimabue, dont le Louvre réunit pour la première fois les trois seuls panneaux connus à ce jour (les deux autres étant conservés à la National Gallery de Londres et à la Frick Collection à New York). La verve narrative et la liberté déployées par Cimabue dans cette œuvre aux coloris chatoyants, et en particulier dans La Dérision du Christ, en font un précédent important et insoupçonné jusqu’alors à la Maestà de Duccio, chef-d’œuvre de la peinture siennoise du Trecento. Cimabue se relève dans ce petit panneau d’une inventivité prodigieuse, en ancrant la composition dans le quotidien de son temps, en osant habiller les personnages de vêtements de son époque. Il fait ainsi écho aux préoccupations des Franciscains, promoteurs d’une spiritualité plus intériorisée et immédiate.

« Crucifix d’Arezzo », Cimabue, église Saint Dominique, entre 1268 et 1271 © Wikipedia Commons

L’exposition se conclut par la présentation du grand Saint François d’Assise recevant les stigmates de Giotto, destiné au même emplacement que la Maestà du Louvre, le tramezzo (la cloison qui sépare la nef du chœur) de San Francesco de Pise, et peint quelques années après par le jeune et talentueux disciple de Cimabue. A l’aube du XIVe siècle, Duccio et Giotto, tous deux profondément marqués par l’art du grand Cimabue qui s’éteint en 1302, incarnent désormais les voies du renouveau de la peinture.

Le commissariat de l’exposition est assuré par Thomas Bohl, conservateur au département des Peintures, musée du Louvre.

L’exposition aura lieu du 22 janvier au 12 mai 2025 au Louvre.

« La dérision du Christ » de Cimabue – Entretien avec Sébastien Allard (FR):


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