L’homme d’affaires, connu pour ses incroyables ventes de livres à travers le monde, est mort aujourd’hui à l’île Maurice à l’âge de 78 ans. Paul-Loup Sulitzer, un géant de l’édition et un homme attachant, souvent méconnu.

Illustration: © AFP

Il est monté très haut, et a chuté d’autant plus durement. Il a excité la jalousie des petits envieux et le mépris des pontifes, de certains intellectuels aussi. Rien que cela en fait déjà un personnage intéressant. Mais il était bien plus que cela. C’est l’histoire d’une ambition, d’une réussite, puis d’une dégringolade. Une histoire mythique, en fait.

Paul-Loup Sulitzer, homme d’affaire et expert en finance © DR

Paul-Loup Sultitzer a toujours eu une grande admiration pour son père, Jules Sulitzer, un Juif roumain émigré en France, résistant pendant la seconde Guerre Mondiale et décoré pour ses faits d’armes. Ce père héroïque, qui a fait fortune en commercialisant les remorques de marque Titan, meurt en 1956 alors que le petit Paul-Loup n’a que dix ans, et les finances de la famille en sont affectées. Mais le jeune Sulitzer saura s’en sortir brillamment.

Devenu dans sa jeunesse un homme d’affaires actif dans l’import-export, il lance en France les fameux gadgets qui feront fureur dans les années 60 et 70, et qu’il fait fabriquer en Extrême -Orient. Il fournira notamment le magazine destiné aux enfants Pif Gadget. Etonnante rencontre entre ce magazine proche du parti communiste, et Paul-Loup Sulitzer, un symbole du capitalisme à l’américaine. Ses portes-clefs amusants auront aussi un énorme succès.

L’inventeur du « western financier » et de la « finance-fiction » © DR

Mais c’est dans le roman que Paul-Loup Sulitzer fera une percée inouïe. Il est le créateur d’un style de livres appelé le Western Financier, ou encore ce que l’on a appelé la Finance-Fiction. Ce sont les années 80, les « années fric », et c’est justement en 1980 que paraîtra son premier roman de finance-fiction: Money. Tout un programme. Suivront chaque année d’autres romans aux noms évocateurs: Cash ! (1981), Fortune (1982), au total une quarantaine d’ouvrages qui seront vendus à des dizaines de millions d’exemplaires. Les experts avancent des chiffres allant de 40 à 60 millions d’exemplaires. Paul-Loup Sulitzer a été un des plus important vendeurs d’ouvrages de l’édition française, peut-être le plus grand. Un monstre sacré.

Les deux Loup et le « système Sulitzer »

On le lui a souvent reproché: Paul-Loup Sulitzer n’écrit pas lui-même ses livres ! Il est évidemment difficile de sortir 40 livres généralement épais et bien structurés en 40 ans, avec une régularité de métronome. Et pour cause, Sulitzer s’est adjoint la collaboration d’un écrivain professionnel, Loup Durand, qui sera sa plume littéraire. Mais l’histoire, la trame, l’originalité de l’intrigue et la connaissance des milieux financiers, c’est bien à Paul-Loup Sulitzer qu’elle revient.

Sulitzer c’était le plus grand vendeur de livres en France, une valeur sûre des palmarès © DR

C’est véritablement un duo qui est aux manettes, et l’incroyable œuvre sulitzerienne, avec son âme qui lui est propre, n’aurait pas vu le jour sans cela. Les duos d’écrivains sont connus depuis longtemps et fonctionnent très bien. Dans la bande-dessinée, l’association d’un scénariste et d’un dessinateur ne choque personne. Mais Sulitzer fut violemment attaqué pour cela, sans doute parce que seul son nom figurait sur la couverture des livres. Pourtant il ne s’en cachait pas, reconnaissant volontiers être un « metteur en livre » plutôt qu’un auteur.

« Le Roi vert » et « Hannah »

Ces deux ouvrages ont connu un succès planétaire. Les deux seront adaptés en bande-dessinée de même que Rourke. Le Roi vert (1983) sera traduit dans une trentaine de langues. Il s’agit de l’histoire d’un jeune Juif laissé pour mort dans un charnier du camp d’extermination de Mauthausen. Animé d’une volonté de fer forgée par l’expérience concentrationnaire, il deviendra l’homme le plus riche du monde, sans que personne ne le sache, grâce à ses hommes de paille et ses hommes d’affaires, ses « Chiens Noirs », les « Hommes du Roi ». Il se vengera de ses tortionnaires. Et il réalisera son rêve altruiste, pour l’Humanité. Un roman épique dans la veine des grands romans du XIXe siècle.

« Le Roi Vert » (1983) © Le Livre de Poche. « Le régime Sulitzer » (1994) © Michel Lafon

Hannah (1985) et sa suite, L’Impératrice (1986), raconte une histoire inspirée de la vie d’Helena Rubinstein, encore une histoire de succès, encore une leçon de résilience de la part de personnes qui auront su se relever de terribles situations dramatiques. On ne compte plus les succès, comme Popov (1984) qui parle de l’espionnage soviétique. Doté d’un sérieux embonpoint de bon vivant, l’écrivain perdra 26 kilos grâce à un régime personnel, dont il partagera la recette dans un nouveau best-seller: Le régime Sulitzer (1994). Tout ce qu’il touche se transforme en or, mais comme dans les romans, ce la ne va pas durer.

Le pain noir

En 1995 la mort de son comparse Loup Durand va ralentir sa production littéraire. En 2002 les ennuis de santé débutent avec un coma diabétique. En 2000 il est inquiété pour des liens supposés avec l’affaire des ventes d’armes à l’Angola. En 2004, nouveau coup dur : un AVC le laisse vivant mais avec des séquelles. 2005 il est condamné par la justice française pour fraude fiscale. En 2008 c’est le procès de l’Angolagate, nouvelle condamnation. À la suite de quoi on lui retire son Ordre National du Mérite en 2012.

Affaibli mais combatif jusqu’au bout © DR

Le divorce d’avec sa troisième épouse lui sera très défavorable financièrement. Mais pendant toutes ces années il n’abandonnera pas l’écriture et continuera à publier, avec plus ou moins de succès. Sa fortune aura fondu au fil des ans, laissant l’ancien brillant millionnaire dans une situation financièrement difficile. Un nouvel AVC aura finalement raison de lui ce jeudi 5 février 2025.

Tel que je l’ai rencontré

C’est en 2013 que j’ai rencontré Paul-Loup Sulitzer, lors d’une signature de livres à la librairie Filigranes de Bruxelles. À l’époque il habitait en Belgique, à Uccle, et puis aussi dans le Brabant Wallon tout proche. Le courant est passé tout de suite et nous nous sommes plusieurs fois revus à déjeuner ou à dîner. Nous allions aussi acheter des DVD de vieux films dans une improbable petite boutique proche du Vieux Marché, à la Place du Jeu de Balles. Il était souvent accompagné d’un ami qui veillait sur lui. Paul-Loup Sulitzer était un homme charmant, à l’esprit vif et rapide. Il avait un phrasé ralenti par un AVC, mais toujours animé de l’envie de réaliser des projets. On ne se refait pas, il avait gardé la niaque d’un jeune homme, et avait toujours un rêve à réaliser.

Grégoire Tolstoï et Paul-Loup Sulitzer, librairie Filigranes, Bruxelles, 2013 © Grégoire Tolstoï

Lorsque je lui racontais l’histoire de notre famille il était enthousiaste et voulait en faire un livre. « Les Tolstoï, c’est un vrai roman ! » s’exclamait-il. J’avais beau lui dire qu’il existe déjà des dizaines de livres sur le sujet, cela ne le décourageait pas. « Je le ferai à ma façon ». J’aurais aimé qu’il réalise ce projet, mais ce n’était qu’un projet parmi d’autres pour ce serial entrepreneur, et aussi une ambition peut-être trop grande pour un homme fatigué par la maladie. Finalement ce livre restera dans ses cartons, et moi je resterai avec le souvenir précieux de cet homme charmant et attachant qui m’a donné une leçon de courage et d’énergie face à l’adversité. L’expérience, la vie, les rencontres, l’amour et l’amitié, cela vaut tous les romans du monde.

Paul-Loup Sulitzer se confie auprès de Mireille Dumas en 2000 (FR) :


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