Mon hommage à Jean-François Kahn
J’apprends avec tristesse le départ de Jean-François Kahn ce mercredi 23 janvier et me vient aussitôt à l’esprit une altercation mémorable entre le journaliste et Siné sur le plateau de Droit de réponse dont l’émission était consacrée ce samedi-là à la disparition de Charlie Hebdo. C’était en 1982 et je n’aurais manqué pour rien au monde le rendez-vous hebdomadaire dont JFK était un chroniqueur régulier. J’aimais ses interventions empreintes d’humanisme et de bon sens, sa voix qui montait dans les aigus quand il s’animait, son rire tonitruant. Il représentait pour moi et pour beaucoup de ma génération un idéal de journalisme issu de figures mythiques comme London ou Kessel même s’il disait ne pas en avoir eu la vocation.
Pour ses 70 ans, il avait réuni famille et amis au Bataclan non loin de son appartement près de la place de la République. Des rires et des chansons bien sûr pour cet amoureux de la vie qui craignait de ne pas fêter une décennie supplémentaire, un buffet bien garni aussi pour cet amateur de bonne chère et de bons vins. C’est comme s’il avait bouclé une dernière édition, il lui restait heureusement quelques chapitres à écrire pendant les seize années qui ont suivi.
“Ma mère vivait notre famille comme particulière car elle était fière d’avoir trois enfants qui avaient réussi dans leurs spécialités.” JFK
Une famille particulière
Jean-François Kahn a vu le jour le 12 juin 1938 à Viroflay en Seine-et-Oise. Très vite confronté aux drames de l’Histoire, contraint de cacher ses origines juives pour échapper à l’occupant en adoptant le nom de sa mère; il ne retrouvera le nom paternel qu’à la fin des années cinquante. Élevé dans la tradition catholique, il reprend à son compte la citation de Jean-Paul Sartre : “Être juif c’est se voir juif dans le regard de l’autre“. Il évolue dans une famille à haut potentiel puisque ses frères cadets Olivier et Axel ont été deux grands scientifiques qui ont excellé dans leurs domaines, la chimie pour Olivier et la génétique pour Axel. Le premier disparaît précocement en 1999 et le second en 2021.

La fratrie © archives personnelles
Jean-François Kahn est adolescent quand ses parents se séparent et il suit son père, le philosophe Jean Kahn-Dessertenne tandis que ses frères restent avec leur mère, Camille Ferriot, une personnalité qui se présentera aux municipales à 90 ans dans le fief familial de Mussy-sur-Seine et qui suivant les termes de son fils Axel “avait une passion pour le travail de Jean-François”. Axel et Jean-François évoquent dans l’ouvrage rédigé à quatre mains en 2006, “Comme deux frères”, le suicide de leur père, ”ce génie étouffé par son intellectualisme”, le 17 avril 1970. Les deux frères éloignés dès l’enfance par les aléas de l’existence se retrouvent alors pour raconter leurs origines alsacienne et juive mais aussi l’antisémitisme de leur grand-mère maternelle, les racines de leur agnosticisme, leur engagement de jeunesse au parti communiste, leurs combats, leurs illusions et désillusions.

JFK à ses débuts © archives personnelles
Un homme libre
Curieux de nature, il s’intéresse à tout ce qui n’est pas au programme et se passionne pour tout ce qui est hors-cadre. Licencié en histoire, il effectue des petits boulots au tri postal et dans une imprimerie puis enseigne sans conviction. C’est pour échapper à ce métier qui ne lui correspond pas qu’il entre en 1959 à Paris-Presse où il se distingue par son érudition et son esprit d’indépendance. Militant communiste dans sa jeunesse, il évolue vers ce qu’il a appelé un centrisme révolutionnaire et se montre engagé dès ses premiers pas dans le journalisme. Il est envoyé en Algérie pour relater les événements, première mission d’une longue série dont la guerre du Vietnam qu’il suivra pour l’Express.
“Est-ce que j’ai servi à quelque chose ?” JFK
Il couvrira les principaux conflits de la planète et sera à l’origine de nombreux scoops dont l’affaire Ben Barka ou plus tard celle du sang contaminé. Il deviendra éditorialiste à Europe 1 en 1971 ce qui mettra fin à son travail de grand reporter même s’il continuera de sillonner le monde pour rester en alerte. Jamais censuré, il sera cependant renvoyé à plusieurs reprises pour des propos jugés inopportuns par des patrons conscients de son talent mais aussi d’une indocilité inhérente à sa vision de l’information.

Jean-François Kahn avec l’équipe de l’émission de télévision « Chantez-le moi », dans les années 80 © Collection personnelle Jean-François Kahn
Éclectique dans ses choix, il anime les émissions « Avec tambour et trompette» sur France Inter et « Chantez le moi » sur Antenne 2. Il tenait de sa mère son goût pour la chanson et il confiait en interview qu’il regrettait de ne pas avoir réussi à faire d’Henri Tachan la vedette qu’il aurait mérité d’être. Mélomane averti, il écoute aussi bien l’opéra et la musique classique que la chanson française et se plaît autant à faire découvrir le Miserere d’Allegri qu’à analyser les chansonnettes en apparence les plus innocentes.
“Le journalisme est un moyen de comprendre l’histoire, de faire l’histoire et de s’inscrire dans l’histoire.”
Soigné pour une tuberculose à 18 ans, il avait organisé le gala de Noël du sanatorium et avait fait preuve d’un certain flair en invitant un jeune inconnu qui n’était autre que Jacques Brel. Des années plus tard, lors d’un déjeuner d’intellectuels autour de François Mitterrand, il suggère la création d’un nouvel opéra et réalise que son idée a séduit le président puisqu’elle serait à l’origine de la construction de l’opéra Bastille.
Les deux grandes aventures du patron de presse
Philippe Tesson lui confie les clés des Nouvelles Littéraires dont il devient directeur de la rédaction de 1977 à 1982, il dirige ensuite Le Matin de Paris et, surtout, il crée l’Événement du jeudi en 1984 : “Un média qui tape autant sur la gauche que sur la droite, pour dépasser le clivage gauche-droite via un espace libre, dissonant”. Dépasser ce fameux clivage est un leitmotiv chez l’essayiste et il en fait la ligne éditoriale de ce nouveau journal qui ne ressemblera à aucun autre.

Jean-Francois Kahn, directeur de la rédaction des « Nouvelles littéraires », 1979 © Laurent Maous/GAMMA
Il sera financé par ses futurs lecteurs, 30 000 actionnaires à la tête d’un hebdomadaire dont les articles seront signés Garcin, Askolovitch, Kauffmann, Ferry ou Lançon entre autres plumes qui ont fait leurs preuves. Il sera un patron de presse exigeant aux colères légendaires mais aussi enthousiaste et joyeux dont les bouclages en musique ont fait sa réputation d’amateur de musique populaire. Il organisait régulièrement les dîners de bouclage en présence de quelques personnalités invitées à pousser la chansonnette sous la direction de Dominique Jamet, chef de chœur pour l’occasion. Jean-François Kahn se voyait comme un chef d’orchestre et considérait sa troupe comme une famille qui devait rester soudée dans les moments heureux comme dans les périodes difficiles.
En 1997, il fonde Marianne dont le pilotage s’avère d’autant plus compliqué qu’il doit faire face à de nombreux détracteurs l’accusant de faire le jeu de l’extrême-droite quand il engage une lutte contre la pensée unique sujette au rejet populaire qui pourrait conduire, faut-il utiliser le conditionnel, au danger extrémiste. C’est parce qu’il sent la république menacée qu’il se lance dans cette nouvelle aventure qui lui permettra de mener de nombreux combats politiques et sociétaux. Le premier numéro sera saisi ce qui n’empêchera pas l’équipe rédactionnelle de suivre la ligne éditoriale originelle, lutter contre le mensonge.

Avec Laurent Joffrin et Gérald Andrieu, 2019 © Photo de Maureen Auriol
Il cédera sa place à Maurice Szafran en 2007 avec qui il avait co-fondé le journal dix ans plus tôt et qui écrit aujourd’hui ces lignes dans Challenges: “Je compris vite que ce journal était d’une importance vitale pour Kahn, qu’il y mettait toutes ses forces et toute sa créativité. Il aimait Marianne, il y voyait l’œuvre de sa vie intellectuelle et professionnelle. Il croyait à l’importance de ce journal-là dans cette société française. Il fallait secouer, et fort, une gauche embourgeoisée et ses organes de presse, qui, petit à petit, avaient « abandonné » les défavorisés au profit de ce qui ne s’appelait pas encore le wokisme, mais que Kahn avait, lui, anticipé et démasqué.”
La rupture
Il annonce se retirer du journalisme en 2011 après avoir proféré un commentaire sexiste au moment de l’affaire DSK. Il regrettera immédiatement cette phrase qu’il qualifiera lui-même d’inacceptable et dont il assumera les conséquences. Il n’était plus patron de presse et s’il écrivait toujours une chronique pour Le Soir en Belgique, il s’était surtout engagé en politique. Il avait créé en 2009 un club de réflexion “Crréa” (centre de réflexion et de recherche pour l’élaboration d’alternatives) et avait été élu au Parlement Européen sous les couleurs du MODEM. Il s’était toutefois retiré rapidement pour reprendre la plume et les débats.
« Je me retourne et je me dis : ‘Mon Dieu, j’ai vécu ça !” JFK
Jean-François Kahn nous laisse une cinquantaine d’ouvrages, des essais dans lesquels il développe sa vision de la politique. Il serait fastidieux d’en faire la liste ici mais on peut citer sur des plans assez différents, Critique de la raison capitaliste en 1997 et Victor Hugo, un révolutionnaire en 2001; Comme deux frères en 2006 et L’horreur médiatique en 2014. Il a eu le temps d’écrire ses Mémoires d’outre-vie en deux tomes, un témoignage passionnant sur une vie hors du commun où il fait le point sur ses échecs mais aussi sur ses victoires et s’il n’a pas réussi à changer le journalisme, si les derniers événements politiques lui faisaient peur, il a pu se réjouir jusqu’à son dernier souffle d’avoir gardé le cap qu’il s’était fixé, fidèle à ses convictions. D’après Maurice Szafran, il venait de terminer un livre sur “le retour du fascisme” qui sera sans nul doute riche d’enseignements.

Jean-François Kahn © DR
“Jusqu’à mon dernier souffle, je continuerai à me battre.” JFK
Personnage inclassable, Jean-François Kahn assume la richesse que d’autres ont considéré comme un éparpillement, grand reporter, éditorialiste, patron de journaux, écrivain d’essais philosophiques et animateur d’émissions musicales; ni de droite ni de gauche, il a donné la parole à tous les proscrits de l’antenne au nom de sa volonté obsessionnelle de donner la parole à tous. Sa voix et sa liberté me manqueront, nous manqueront.
« Le dibbouk », ou la possession dans la tradition juive, au MAHJ à Paris