Pépite trop méconnue de Verdi, « Alzira » a enchanté le public de l’Opéra Royal de Wallonie
Datant des « années de galère » de Verdi, la tragédie lyrique Alzira a souffert d’un mauvais timing, et de conditions de création qui ont frustré le compositeur lui-même. Et pourtant, l’œuvre nous offre une partition alerte et maîtrisée, et un prologue absolument magnifique. Le public liégeois ne s’y est pas trompé et a accueilli la générale avec des salves d’applaudissements enthousiastes.
Né en 1813, Verdi effectue ses premiers pas dans l’arène musicale de Milan dès 1832. Malgré des débuts relativement difficiles, et surtout la perte de son épouse et de ses deux enfants, le succès est au rendez-vous avant qu’il atteigne trente ans.
En 1842, Nabucco le lance dans la lumière, et la gloire ne le quittera plus. Il recevra des commandes de toute l’Italie, il compose sans relâche, allant jusqu’à mettre sa santé en danger. Au printemps 1844, Vincenzo Flaùto, l’imprésario du théâtre San Carlo de Naples, lui passe une commande dont le livret sera confié à Salvadore Cammarano, poète célèbre, et librettiste favori de Donizetti. C’est le troisième grand théâtre qui accueille le compositeur après La Scala de Milan et la Fenicce de Venise. Il accepte à condition de choisir les interprètes.
Malheureusement, le travail traîne et subit des contretemps : Verdi est malade, la soprano que Verdi avait préconisée tombe enceinte, et Cammaro lui fournit les pages du livret avec retard, l’astreignant à un rythme de composition effréné.
Tiré d’une pièce de Voltaire (Alzire ou les Américains), le sujet ne séduit plus vraiment au moment de la commande, et de plus, il est difficilement transposable en pièce romantique. Le livret de Salvatore Cammarano simplifie l’intrigue, et la psyché des personnages, néanmoins, l’œuvre possède pourtant une certaine richesse et plusieurs niveaux de lecture. Cela n’empêchera pas le semi-échec de l’œuvre, que Verdi désavouera presque. Elle est peu jouée depuis sa création, et donc peu connue, malgré une science de l’orchestration qui s’est affirmée.
L’argument
Un chef inca, Zamoro, que l’on croyait mort, retrouve ses guerriers, et pour fêter son retour, gracie un ennemi prisonnier, Alvaro (Luca Dall’Amico). Le fils d’Alvaro, Gusmano (Giovanni Meoni), reçoit le pouvoir des mains de son père et pour sceller l’union des peuples espagnol et inca, veut épouser Alzira (Francesca Dotto), de gré ou de force, alors qu’elle pleure encore son fiancé Zamoro. Elle refuse de se donner à lui. Zamoro revient dans la capitale pour tenter une action contre le gouverneur Gusmano, et retrouve sa promise. Malheureusement, cette action échoue et Zamoro se retrouve prisonnier de Gusmano. Sa vie sera épargnée si Alzira se donne à lui, elle se sacrifie donc. Juste avant les noces, Zamoro revient et poignarde Gusmano. Ce dernier, avant de mourir, pardonne à son meurtrier et bénit l’union de Zamoro et Alzira au nom de la foi chrétienne.
Ce qui semble n’être qu’une histoire d’amour et de haine dans un trio amoureux, intègre une dimension plus profonde : la terre américaine.
Les Incas ont subi les affres d’une colonisation brutale, et l’imposition d’une religion qui réduit leurs croyances en pratiques magiques, imposition aussi d’une nouvelle culture, et le vol de leurs richesses et de leur terre. Alzira est l’incarnation même de tout cela, et l’incarnation de l’Amérique. A défaut d’être rigoureuse historiquement parlant, l’intrigue est remplie de symbolisme, poétique, déchirante.
La terre adorée des Indiens est profanée par les conquistadores, représentés ici par un chœur d’hommes buvant et chantant. La détresse d’Alzira, symbolisée par un chœur de femmes, est terrible. Tous les aspects de la culture andine sont bafoués.
La scène finale voit pourtant les retrouvailles d’Alzira et Zamoro, qui s’unissent, bénis « pardonnés » par leur bourreau.
Doit-on voir aussi dans cette œuvre, un miroir de la renaissance italienne du Risorgimento, ainsi que la réunion de plusieurs royaumes en une unité nationale, datant des années 1820 et suivantes ? C’est ainsi que je l’ai ressenti. Peu engagé politiquement, Verdi a pourtant autorisé l’utilisation de son image et de ses œuvres dans le processus de réunification de la péninsule italienne et demeure de ce fait, aux côtés de Garibaldi et de Cavour, une figure emblématique du Risorgimento.
Si la partition d’Alzira de Verdi ne montre guère d’exotisme, elle est terriblement romantique, belle, pure, efficace. Les belles pages musicales se succèdent, les finesses du style de Verdi sont déjà présentes et le prologue est une œuvre complète en elle-même, différente en cela de l’habituel pot-pourri des différents airs. Pour l’avoir entendu conduit par d’autres chefs d’orchestre, j’avoue que le rythme imposé au prologue par la baguette de Giampaolo Bisanti est de loin mon préféré. Vif, appuyé, dynamique ou au contraire tendre et doux, passionné ou désespéré.
La mise en scène, les lumières, décors et costumes sont l’œuvre du péruvien Jean Pierre Gamarra et du belge Lorenzo Albani. Le duo a déjà travaillé ensemble, à Lima. Le décor est sobre, tout en noir et blanc, ce sont les lumières et quelques éléments (chaises, plateau représentant la pampa) qui évoquent les différents tableaux. Les costumes aussi sont intemporels, laissant aux spectateurs l’usage de leur imagination. Le caractère minimaliste des effets scénographiques permet une transposition de l’œuvre à n’importe quelle époque, et sur les terres colonisées par les Européens.
Le rôle-titre d’Alzira est interprété par la jeune soprano Francesca Dotto, dont on a pu admirer les qualités de soprano colorature. Des ornements émouvants et maîtrisés, elle nous a fait profiter de trilles légers, impeccablement exécutées. La jeune artiste est une belcantiste de talent et elle a déclenché lors de ses duos de belles salves d’applaudissements.
Luciano Ganci est considéré comme l’une des voix de ténor les plus intéressantes de sa génération, et on le croit sans peine. Son timbre radieux a illuminé une prestation sans le moindre faux pas. Son chant puissant voyage des aigus aux graves d’une façon qui semble singulièrement facile. C’est la première fois qu’on a la chance de l’entendre sur la scène de l’ORW, mais espérons de tout cœur que cela ne sera pas la dernière, espoir qui s’applique à Francesca Dotto également.
Giovanni Meoni est un baryton verdien dans toute l’acceptation du terme. Sa voix chaude, puissante fait merveille, tant avec Francesca Dotto, qu’avec Luca Dall’Amico. Il fait un méchant qui se rachète très convaincant. Le livret fait de Gusmano un personnage assez manichéen, mais Giovanni Meoni lui donne pourtant une profondeur étonnante, qui appelle la sympathie des spectateurs. On aime le détester dans ses attentes égoïstes envers Alzira, mais quand il pardonne à Zamoro, comment ne pas lui pardonner nous aussi, ses errements tyranniques qui dureront jusqu’à son meurtre.
Roger Joakim nous a fait profiter de nouveau de sa voix de basse magnifique, qu’on a déjà pu admirer dans Don Giovanni et Simon Boccanegra. Son timbre ample et profond vibre dans l’air, on aime ! Las, le rôle d’Ataliba est vraiment trop court pour en profiter ! On espère l’entendre de nouveau rapidement.
Quel beau timbre de mezzo-soprano, que la voix de Marie-Catherine Baclin ! Son duo avec Francesca Dotto est vibrant de sensibilité. Sera-t-elle la Métella de la prochaine « Vie parisienne » sur la scène de l’ORW ?
Zeno Popescu, et le tout jeune élève de José Van Dam, Alexander Marev, ténors talentueux, ont tenu des rôles de soutien de belle ampleur et efficaces. Ce dernier, âgé seulement de 22 ans, est sûrement promis à une belle carrière que l’expérience devrait étoffer de plus en plus.
Que dire des chœurs de l’ORW, sinon qu’ils nous ont offert des ensembles coordonnés, plaisants à écouter, même si ce ne sont pas les chœurs les plus célèbres de Verdi.
L’orchestre de l’Opéra royal de Wallonie a été renforcé par de jeunes étudiants de l’IMEP (Institut royal de Musique et de Pédagogie de Namur). Pour Alzira, May Gauffenic et Maxime Gibert (violons), Nanxi Dong (alto) et Chayuth Kaivikai (violoncelle) ont rejoint l’équipe.
Les représentations
Alzira : opéra en deux actes avec prologue. Musique de Guiseppe Verdi. Livret de Salvatore Cammarano d’après Voltaire.
Créé à Naples, au Teatro San Carlo, le 12 août 1845.
Coproduction Opéra de Wallonie, ABAO-OLBE de Bilbao et Gran Teatro Nacional del Ministerio de Cultura del Peru.
Dates : 25/11 à 20h, 27/11 à 15h, 29/11 à 20h, 01/12 et 03/12 à 20h00
Durée : 2h05’ environ.