Le Cri , beaucoup ne connaissent que cette œuvre de Munch parfois même sans savoir qui en est l’auteur tant elle a été détournée. Mais cette œuvre célèbre n’est pour une fois pas au centre de l’exposition consacrée au peintre norvégien par le musée d’Orsay jusqu’au 22 janvier. Elle  s’est en effet donnée pour mission de révéler la richesse d’une œuvre organisée autour de motifs récurrents dont le thème fondateur du cycle de la vie. 

Voilà une excellente occasion de découvrir un peintre qui pourrait illustrer le fameux vers de Nicolas Boileau :  « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. ». Edvard Munch a passé sa vie à reprendre et décliner ses sujets de manière que l’on qualifie volontiers d’obsessionnelle alors qu’il s’agissait pour lui, comme l’écrit Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au Musée d’Orsay : « non pas d’une répétition mais d’une mutation des motifs, l’artiste ne parvenant jamais à les épuiser ». 


 Le Cri, première version imprimée de l’œuvre, 1895 – Jeunes filles sur le pont,1918 variations

Le traumatisme initial

 « J’ai reçu en héritage deux des plus terribles ennemis de l’humanité : la tuberculose et la maladie mentale. La maladie, la folie et la mort étaient les anges noirs qui se sont penchés sur mon berceau ».

L’enfant malade, 1886
Alors qu ‘Edvard accompagne son père au chevet d’une patiente à l’agonie, c’est le souvenir de la mort de sa propre sœur que convoque la scène. Munch ne parvient pas à exprimer l’intensité du souvenir, il torture la toile, la griffe, la gratte pour retrouver la violence du moment.

Edvard Munch perd sa mère atteinte de la tuberculose alors qu’il n’a que cinq ans et son père, médecin militaire, confie son éducation et celle de ses quatre frères et sœurs à Karen, leur tante maternelle qui initiera l’enfant à la peinture. Il accompagne volontiers le docteur Munch dans ses visites, de quoi alimenter ses premières obsessions que seront la maladie et la mort malheureusement familières dès son plus jeune âge.

Il est lui-même de santé fragile et souffre de bronchite chronique. Sa sœur aînée sera elle aussi victime d’une forme de tuberculose à quinze ans et la plus jeune, Laura, est internée à vingt ans en raison de profondes névroses pour le reste de sa vie ; son frère enfin est terrassé par une pneumonie à trente ans. On comprend dès lors la violence exprimée dans les œuvres du peintre hanté par les visions macabres qu’il tente en vain d’exorciser.

 

Ma décision est arrêtée, je serai peintre.

Journal d’Edvard Munch, 8 novembre 1880

Élève au Collège Royal de dessin de Kristiana pour quelques mois en 1880, il partagera son premier atelier avec Christian Krohg qui fut son professeur et Frits Thaulow considéré comme un pionnier de la peinture naturaliste norvégienne. Il fréquente alors la Bohème de Kristiana, s’en suivront les premières expositions collectives dès 1883, la présentation d’un portrait de sa sœur cadette à l’Exposition Universelle d’Anvers en 1885 puis de quatre toiles dont L’enfant malade au salon d’automne l’année suivante. Le portrait de Hans Jaeger, sympathisant anarchiste et libre-penseur,  apparaît lors de sa première exposition personnelle à Kristiana en 1889.

Nuit d’été, Inger sur la plage, 1889 – Hans Jaeger, 1889 Auteur du roman Scènes de la Bohême de Kristiana

« Peindre sa propre vie » de Paris à Berlin

« On ne doit plus peindre d’intérieurs, de gens qui lisent et de femmes qui tricotent. Ce doit être des personnes vivantes qui respirent et s’émeuvent, souffrent et aiment– »

Edvard Munch effectue un premier voyage à Paris en 1885 grâce à l’aide financière de Frits Thaulow, il visitera notamment le musée du  Louvre et le Salon où il admirera les œuvres impressionnistes. L’été qui suit, il vit une courte passion à Åsgårdstrand avec Milly Thaulow, la belle-sœur du peintre et sombre dans une profonde tristesse quand elle le quitte. Elle lui inspirera des toiles tourmentées comme Le Baiser en 1892 qui fera partie de la série « Amour ».

Le baiser, 1897, Motif initié par un dessin de 1889-1890, Adieu (Baiser)Vampire, 1895 Initialement intitulé Amour et douleur

Il s’installe dans la capitale française en 1889 grâce à l’obtention d’une bourse pour suivre l’enseignement de Léon Bonnat pendant deux années ; c’est à cette époque qu’il commence son journal « Le manifeste de St Cloud », outil précieux pour comprendre sa démarche et son évolution artistique. C’est aussi pendant ce séjour qu’il rencontre des artistes qui l’influenceront comme Paul Gauguin, Vincent Van Gogh ou Henri Toulouse-Lautrec. La mort de son père qu’il apprend dans la presse réveille une mélancolie chronique.

  Désespoir, 1892 –   Mélancolie, 1894

Un peintre européen

Il ne cessera de voyager entre Paris, Kristiana et Copenhague avant d’emménager à Berlin où sa première exposition en 1892 fait scandale. Ce sont les techniques utilisées qui choquent le public, les tableaux semblent inachevés, leur facture est jugée maladroite, on y voit l’expression d’un anarchisme provocateur. Deux partis s’opposeront dans une querelle des anciens et des modernes toute germanique qui aura pour effet d’accroître la célébrité du peintre courtisé par les marchands de tableaux. 

Ce que n’avaient pas vu ses détracteurs, c’est que Munch s’emploie avant tout à peindre l’intériorité des êtres, leurs émotions intimes. La vraisemblance des sujets représentés importe peu, les motifs stylisés deviennent les symboles des sentiments qu’il veut exprimer.

« L’art est l’aspiration de l’homme à la cristallisation (…) La nature n’est pas uniquement ce qui est visible à l’œil – c’est aussi les images que l’âme s’ en est faite – les images derrière la rétine. »


           Soirée sur l’avenue Karl Johan, 1892 – Autoportrait à la cigarette, 1895 Munch en artiste bohème

À Berlin, Munch travaille à une série de tableaux qui occuperont une place centrale dans son œuvre. Il participe aux réunions littéraires d’un groupe d’intellectuels baptisé par le dramaturge August Strindberg, « le cercle Ferkel ».

En 1898, l’artiste rencontre Tulla Larsen à Åsgårdstrand où il a acheté une maison, cette liaison tumultueuse qui durera presque quatre ans sera interrompue par un long séjour au sanatorium pour soigner ses problèmes pulmonaires et son addiction à l’alcool.

La Frise de la vie

« La frise est conçue comme une séquence de peintures décoratives qui représentent ensemble une image de la vie. »

Cette frise évolue tout au long de la carrière d’Edvard Munch. Il retravaille inlassablement les œuvres qui la composent au fil de ses découvertes esthétiques et spirituelles. Les liens qui unissent l’homme à la nature dans le cycle de la vie, de la mort et de la renaissance célèbrent la continuité de la matière et constituent la matrice de sa production. Ses  toiles doivent être « arrangées entre elles comme une symphonie », il veille dès les premières expositions à un accrochage cohérent et ne cessera jamais de mettre en scène et en récit son travail.C’est en 1902 qu’est exposé à la Sécession berlinoise un premier ensemble de vingt-deux tableaux intitulé : « Présentation de plusieurs tableaux de vie ».

Croquis de La Frise de la vie, avec Métabolisme, La vie et la mort,
Le baiser et l’Angoisse,
1917-1924

« J’ai ressenti cette frise comme un poème de vie, d’amour et de mort. »

Les multiples œuvres qui en dérivent ou s’y rattachent explorent les thèmes fondamentaux : l’amour, la sexualité, la mort, la nature. La figure féminine est ambivalente et souvent inspirée par ses relations successives. Tulla Larsen avec qui la relation s’est terminée avec violence apparaît dans La femme rousse aux yeux verts et dans Le péché alors que la violoniste anglaise Eva Mudocci qu’il fréquente en 1903 lui inspire une série de gravures intitulée La Broche qui célèbrent sa douceur et sa beauté. Les chevelures abondantes et ondoyantes se font  tour à tour nid douillet pour accueillir le couple ou piège pour emprisonner la figure masculine.

Métabolisme, La vie et la mort, 1898-1899

Une gloire nationale

« C’est moi, avec la frise Reinhardt il y a trente ans, et l’aula et la frise Freia, qui ait initié l’art décoratif moderne. »

Munch travaille pour des  commandes privées et publiques. Il peint ainsi une dizaine de panneaux décoratifs pour le docteur Max Linde, grand collectionneur d’art contemporain ; il réalise des éléments de décor pour Les Revenants d’Ibsen joué au Deutsches Theater de Berlin en 1905 ; il remporte le projet de l’aula, décoration monumentale du hall d’honneur de l’université d’Oslo pour la célébration de son centenaire en 1911. Une vie entièrement vouée au travail entrecoupée de périodes dépressives.

En 1909, alors que la Galerie nationale d’Oslo le célèbre, il séjourne toujours à la clinique du docteur Jacobson où il a demandé à être interné quelques mois plus tôt. Il devient chevalier de l’Ordre de Saint Olaf et multiplie les expositions.  Dans celle de Cologne en 1912, il est assimilé aux plus grands, ses œuvres  côtoient celles de Cézanne et de Gauguin. 

Frise Linde

Il fait l’acquisition de sa dernière demeure à Ekely où il installera, dans les années trente, un atelier de photographie. Atteint d’une maladie des yeux qui le rend momentanément aveugle, il traduit dans les peintures de cette époque de nouvelles sensations visuelles qui font écho aux propos de Caspar David Friedrich : « Ferme l’oeil de ton corps pour d’abord voir ton tableau avec l’oeil de l’esprit. » Leur objectif: introduire esprit et spiritualité dans le tableau.

À soixante-dix ans, l’infatigable artiste est honoré par la Grand-croix de l’Ordre de Saint-Olaf . Quelques années plus tard, ses œuvres exposées dans les musées allemands  sont confisquées par les nazis en raison de leur caractère « dégénéré ». Munch quitte cette humanité qu’il a si bien célébrée, dans le chaos en janvier 1944 après avoir légué tous ses biens et l’ensemble de ses œuvres picturales et manuscrites à la ville d’Oslo.

  Autoportrait, 1940-1943

Incontournable, le catalogue sous la direction de Claire Bernardi, commissaire de l’exposition, qui a été mon ouvrage de référence pour écrire cet article : MUNCH, catalogue de l’exposition « Un poème de vie, d’amour et de mort », Editions RMN-GP.


Expo « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort » au Musée d’Orsay jusqu’au 22 janvier 2023.