« As Bestas » au cœur de l’été : un contraste glaçant
Alors qu’il fait bon traîner en terrasse à l’ombre du soleil généreux, on a préféré à cette nonchalance estivale se rendre au cinéma voir « As Bestas », dernier opus de Rodrigo Sorogoyen, sélectionné à Cannes. On passe le seuil du bâtiment climatisé, une température agréable nous enveloppe. Puis on s’installe confortablement dans un des fauteuils d’une salle presque vide, seule une femme attend que la séance commence. On a été prévenu par les critiques rapidement parcourues qu’au firmament auréolé d’étoiles, ce thriller rural franco-espagnol était teinté de sauvagerie. Dans la salle, bientôt la femme se plaint : elle est gelée et c’est juste, ce froid devient dérangeant… Puis c’est soudain le noir de l’écran, un noir profond.
Beauté brutale et enjeu esthétique VS économie
En quelques mots inscrits sur la toile, le décor galicien est planté par une tradition chère à cette région. On est alors captivé, presque voyeur devant des chevaux qui se débattent, contenus à l’encolure par des bras d’hommes aux visages tendus par l’effort. La bête sauvage doit être dressée et cette violence est d’une beauté rare, c’est celle de la force dessinée par les muscles saillants de l’animal terrassé par la puissance grimaçante de l’homme qui se roule jusqu’à terre en y acculant la bête. Danse sauvage filmée au ralenti pour mieux nous imposer les détails du tableau mouvant dans l’atmosphère froide qui saisit par la peau le spectateur dans la salle déserte. On est à cran, à vif accroché à l’écran prêt à vivre l’histoire d’un couple de français ayant quitté la France pour redonner vie aux vestiges d’un hameau tout en cultivant à mains nues un champ de légumes qu’ils voudraient à tout crin épuré de la main de l’homme habitué au rendement industriel. Ils veulent du pur, ils veulent honorer la nature environnante et c’est un sysiphisme presque cynique qui se joue quand Marina Foïs, soutenue par Denis Ménochet, enfonce un pauvre clou dans la charpente d’une maison à la toiture défoncée. Les acteurs incarnent avec un réalisme foudroyant Olga et Antoine. Réalisme qui nous vampirise très vite.
Un bémol : les voisins galiciens sont hostiles. Dès les premières scènes on est averti : dans le café du village, les habitués taquinent méchamment Antoine, par de douteuses blagues xénophobes. Deux d’entre eux se dégagent de la masse, ce sont les voisins directs d’Antoine et Olga, frères de sang, Xan et Lorenzo. Voisins, auxquels les acteurs espagnols (respectivement Luis Zahera et Diego Anigo) rendent un hommage saisissant de vérité. Ils veulent l’argent de la modernité sabotant la beauté des montagnes par des éoliennes.
Un enjeu : l’économique contre l’esthétisme.
Un enjeu à taille humaine qui se déploie sournoisement au fil des scènes. Champs de tomates à la pulpe soudain noircie par le plomb provenant des batteries meurtrières plongées dans le puits d’Antoine et Olga. Bouteilles de gnôle vides abandonnées volontairement sur la table de la terrasse des Français. Fauteuils de la même terrasse inondés d’urine malodorante…
Œil pour œil
Un réalisme au creuset du réalisme initié avec dextérité par Rodrigo Sorogoyon : Antoine s’était procuré une caméra contre l’avis d’Olga pour immortaliser les preuves.
La peur se lit par des plans serrés sur les regards de Marina Foïs et Denis Ménochet. La peur s’entend au son de la voix d’Antoine qui capte les images concentrées sur les actes des voisins malveillants. Et puis il y a le chien Titane, symbole de protection et de fidélité. Même le compagnon canin du couple n’obéit qu’aux deux Galiciens. Ce détail comme motif récurrent du film renforce l’incapacité des protagonistes français à maîtriser les situations de plus en plus envahissantes jusqu’au drame.
Les sensations sont aiguisées dans la salle froide et désertée par les spectateurs. Oubliées les terrasses estivales, loin la chaleur vibrante. On est dans un espace-temps automnal marqué par les fortes odeurs de mucus que dégage la forêt dans laquelle déambule la carrure massive de Denis Ménochet, Titane à ses côtés : plan séquence (une des prédilections de Rodrigo Sarogoyon) peut-être, suivi sans doute par un nouveau plan serré sur le regard d’Antoine aux aguets, on ne s’en souvient pas vraiment, parce que la B.O réalisée par Olivier Lorson est probablement là par intermittence elle aussi chassée soudain par ce silence obscure des forêts sans quidam pour déjouer la solitude angoissante. B.O qui nous a accompagné dès le début (toujours ces percussions et violoncelle qui conjuguent leurs partitions pour qu’émane cette même lourdeur qui fraye avec la menace latente). La juste alliance des choix du réalisateur dans toute sa quintessence fait qu’on oublie son adresse. La lutte équine était prélude….
Une affaire d’hommes qui laissera toute sa place à la femme…
As Bestas, les plans séquences :