Que reste-t-il de l’être aimé une fois que la relation n’est plus ? Quels sentiments étranges nous traversent au lendemain d’une rupture où rien d’aussi incroyable et d’aussi beau ne semble avoir existé avant et ne pourra réapparaître après ? La pièce Cœur Karaoké, écrite par Victor Rachet et mise en scène par Elsa Chêne, se penche sur le tourbillon du langage amoureux provoqué par une histoire d’amour qui a pris fin, mais qui vit toujours à travers les souvenirs. Une expérience sensorielle singulière à voir jusqu’au 26 mars au Théâtre Varia.

Dialogues de non-dits

La pièce consiste en une situation de prime abord simple, mais ambiguë. Deux personnages, une femme et un homme, se trouvent de part et d’autre de la porte d’entrée d’un appartement. L’un voudrait rentrer, mais se voit opposer un refus par l’autre. On ne sait rien de plus de ces deux personnages, ni leur nom ni leur vécu. Mais on se rend rapidement compte qu’ils ont connu une histoire commune, mais ne s’en souviennent pas de la même manière. Le personnage qui attend dans le couloir tente de comprendre les raisons qui poussent l’être qu’il a aimé à garder porte close. Il tente de reconstruire un dialogue qui semble avoir disparu, mais l’autre refuse toujours. À ces deux personnages, s’ajoute un troisième, jouant en quelque sorte le témoin de cette histoire d’amour. Par des interventions musicales et de la dance, il intervient tantôt pour observer, tantôt pour soutenir le couple en dérive.

©David Bormans

Cœur Karaoké est un spectacle vivant grâce à l’écriture rythmique de Victor Rachet. Les personnages veulent se dire de choses très simples sans jamais y parvenir réellement. Ils n’arrivent pas toujours à finir leur phrase ou se voient interrompus par un mot ou un geste. Ce discours, ponctué de phrases en suspens, donne beaucoup de dynamique à la pièce et ne perd en rien le spectateur, car il s’agit de phrases qui lui sont connues : ces phrases que l’on a dites à quelqu’un qu’on aime et celles que l’on prononce une fois qu’apparaît la douleur de la rupture. Ces phrases, que l’on répète comme une mélodie, nous sont aussi connues que les titres des playlists proposés en karaoké, au point que l’on ne prend plus la peine de les achever. À cette rythmique des mots, s’ajoutent des sons live qui dynamisent également le spectacle. Ceux-ci entrent en interaction avec les dits et les non-dits des uns et des autres.

Ce qui reste du passé commun

Derrière cette recherche de dialogue entre deux êtres qui ne se parlent plus, la pièce questionne la place des souvenirs ou des scénarios imaginés dans une histoire d’amour. Les deux personnages échangent sur ce qu’ils ont encore de commun malgré la rupture, sur ce qu’ils se souviennent de l’autre. Ainsi, des souvenirs vécus ou imaginés se rejouent au présent. Les mots, les gestes et les mélodies d’un passé réel ou rêvé s’échangent, mènent à des désaccords ou à de nouvelles émotions. On assiste ainsi à un dédoublement du présent où l’on ne sait plus ce qui est de ce qu’il a été, ce qui a réellement été de ce qui est imaginé. Et l’on en vient à s’interroger sur la place des souvenirs dans une relation. Ces souvenirs, ne nous empêchent-ils finalement pas d’être ensemble, surtout quand le temps les altère et qu’on ne se souvient plus de la même chose ?

Margot Brillance

L’intelligence de Cœur Karaoké est aussi que la pièce n’attribue pas un rôle à un personnage. Elsa Chêne a choisi de donner le rôle du visiteur attendant devant la porte à une jeune actrice et l’autre à un jeune acteur. Mais ces deux rôles auraient très bien pu être inversés. Par-là, la pièce propose une déclinaison des possibles et emmène le spectateur dans d’autres sentiers que ceux régulièrement tracés dans les fictions. Elle lui permet également de s’approprier lui-même la pièce qui se joue devant lui. Ainsi, la scène est totalement dénuée de mobilier, laissant libre cours à l’imagination. La pièce est également ponctuée de longs silences, qui surviennent soudainement. Ces temps suspendus où plus rien ne se passe font alors office de moments de réflexion pour le spectateur, pouvant faire résonnance avec son propre passé. Une invitation à une belle mise en abyme personnelle, couplée d’une réflexion percutante sur le poids des souvenirs et de l’imagination dans les relations amoureuses.

Cœur Karaoké de Victor Rachet mis en scène par Elsa Chêne avec Carole Adolff, Sam Darmet, Maxime Pichon.

Durée : 1h15.

Du 15 au 26 mars 2022 au Petit Varia.