Si vous frissonnez aux atmosphères oniriques dans lesquelles le sombre cauchemar le dispute à l’angoissante sorcellerie, si vous aimez les mystérieux fantômes et les apparitions fascinantes, si vous chérissez les créatures dramatiques qui vous entrouvrent une porte sublime vers le monde délicieux de l’imaginaire fantastique, alors cessez de refouler votre romantisme gothique, déployez vos ailes d’argent et volez d’une traite jusqu’à Paris où Füssli, le peintre de l’étrange, vous attend pour hanter en votre compagnie les sombres salons aux parquets grinçants d’une antique demeure.

Il y a les attractions d’Halloween pour les petits, citrouilles et araignées. Pour les grands il y a Füssli, frissons garantis. Et pourtant, le chemin qui a conduit Füssli à la peinture a connu des détours semés d’embûches. La vie artistique n’est pas un long fleuve tranquille, même quand il prend sa source dans les Alpes suisses.

C’est à Zürich qu’est né Johann Heinrich Füssli en 1741, fils d’un peintre portraitiste et de paysages et frère d’un dessinateur de talent. C’est donc en toute logique qu’il aurait pu suivre les pas de son père, mais il n’en fut rien. Ses parents voulaient qu’il exerce un « vrai métier » et pas celui d’artiste, aussi après des études poussées de théologie devint-il pasteur protestant, métier austère et qui convenait à la haute exigence morale de Johann Heinrich.

Mais à 24 ans sa vie bascule. Jeune lanceur d’alerte idéaliste, le pasteur Füssli dénonce publiquement un juge corrompu. La puissante famille de celui-ci veut se venger, et Füssli est obligé de s’enfuir pour échapper à la vendetta. Les verts pâturages suisses sont moins paisibles qu’il n’y paraît. Il prend le large pour l’Allemagne, mais c’est encore trop près, et décidant de mettre une étendue d’eau glacée entre lui et ses poursuivants, il traverse la Manche et s’établit à Londres.  

Si vous pouvez parler, qui êtes-vous ?

Macbeth (Acte I, scène 3)
Les Trois Sorcières

Que faire pour survivre dans la capitale anglaise, lui qui parle à peine la langue ? Depuis son enfance, Füssli peint, c’est de famille, et un jour il montre ses dessins au célèbre Sir Joshua Reynolds qui l’encourage à poursuivre dans cette voie. Füssli devient un spectateur assidu des deux théâtres londoniens de l’époque : Drury Lane et Covent Garden. Son but : apprendre la langue anglaise et se perfectionner dans l’art d’exprimer les émotions de ses personnages dans sa peinture. La terrible passion qui surgit sur scène dans les œuvres emblématiques de Shakespeare et de Marlowe l’inspire. C’est une bonne école, le peintre Hogarth sera lui aussi un observateur attentif de ce jeu d’acteur vibrant.

Füssli deviendra un « peintre shakespearien » tant dans son expression que dans les choix de ses sujets. Voyez sa superbe Lady Macbeth Somnambule (vers 1784) dont la figure effrayante surgit de la pénombre. Son regard dément est emblématique de la folie dans laquelle elle sombre après avoir fait assassiner le roi d’Écosse. Sa raison vacille, comme la flamme de la torche qu’elle porte. Ou toujours de Macbeth, on peut voir Les Trois Sorcières (après 1783) aux visages disgracieux et inquiétants émergeant de la pénombre. Ou encore Lady Macbeth Saisissant les Poignards (1812) où l’héroïne fantomatique et diaphane, horrifiée par le meurtre commis par son époux, constate que ce dernier est encore en possession des armes du crime. Et aussi un très beau Roméo et Juliette (1809).

Voyez également la composition hallucinée de Hamlet et le Spectre de son Père (1793) qui reproduit fidèlement le jeu de l’acteur David Garrick : celui-ci disposait d’un mécanisme qui lui permettait d’hérisser les cheveux de sa perruque sur scène pour augmenter l’effroi du personnage, et cela grâce à une corde qu’il tirait discrètement. Ou Robin Goodfellow, dit Puck, (1787-1790) le lutin du Songe d’une Nuit d’Été qui aime à égarer les voyageurs. Et Le Rêve de la Reine Catherine (1781) de la pièce Henry VIII qui se retrouve sur l’affiche de l’exposition, dans lequel Catherine d’Aragon à demi-morte tend le bras vers les esprits en un sursaut de son agonie.

 

Les rêves sont une des régions les moins explorées de l’art.

Füssli, aphorisme 231

Et que dire de ses visions cauchemardesques qui rampent et se faufilent dans nos esprits par l’horreur d’une nuit profonde? Son œuvre emblématique est Le Cauchemar (1782) qui l’a fait accéder à la célébrité et dont il a dû refaire plusieurs versions tant la demande était importante. Et pour une fois c’est une création originale issue de son imagination et non de la littérature. On y voit une belle endormie languissante, épuisée non par une nuit d’amour mais par une oppression affreuse qui est représentée par un monstre hideux et grotesque assis sur sa poitrine et qui l’étouffe littéralement. Un vrai vampire gothique comme la vampiresse du Père-Lachaise ! Dans un coin surgit une diabolique tête de cheval aux yeux de braises, jeu de mot sur le thème de l’œuvre : « night mare » (jument nocturne) se prononce en anglais comme « nightmare » (cauchemar). Ce tableau inspirera de nombreuses œuvres d’artistes par la suite. Ou aussi L’Incube s’envolant, laissant deux Jeunes Femmes (1780), dans lequel la victime se réveille désorientée et angoissée.

Un très beau Lycidas (1796-1799) tiré de l’œuvre de John Milton nous ramène à la question du sommeil, porte du surnaturel que le jeune berger s’apprête à franchir sous nos yeux.

Füssli séduisit un de ses modèles (this is so cliché…) et se maria avec elle. Ce qui ne l’empêcha pas de connaître une aventure romanesque avec Mary Wollstonecraft, la célèbre féministe dont il avait réalisé le portrait. Füssli accorde une place primordiale aux femmes dans ses œuvres, femmes souvent omnipotentes et dominatrices. Voyez son Brunhilde regardant Gunther suspendu au Plafond pendant Leur Nuit de Noces (1807).

Mary Wollstonecraft lui proposera de partir avec elle en voyage à Paris pour suivre en direct les événements de la Révolution française. Mais le voyage n’aura pas lieu, la femme de Füssli s’y opposant fermement. Qui l’eût cru ? Notez que la fille de Mary Wollstonecraft n’est autre que Mary Shelley, l’auteur de l’inoubliable Frankenstein ! Füssli est un Suisse ayant fait sa carrière en Angleterre, Mary Shelley est une Anglaise ayant écrit son livre à succès en Suisse. Étrange retour de balancier, n’est-il pas ?

Toute sa vie, Füssli sera dans une démarche artistique atypique pour un peintre de son époque, abordant des thèmes glauques et illuminés. Il sera d’ailleurs l’ami d’un autre original, le peintre et poète William Blake. Veut-il provoquer ses contemporains pour sa propre publicité ou sublime-t-il son penchant naturel vers le fantastique et le surnaturel ? Probablement un peu des deux, car il connaîtra le succès de son vivant et les avantages pécuniaires qui l’accompagnent, et ses visions étranges ne l’empêcheront pas de bien dormir et de vivre jusqu’à 84 ans, ce qui est pas mal en ce temps-là. Membre de la Royal Academy de Londres où il enseignera, Füssli est enterré avec les honneurs dans la crypte de la Cathédrale Saint-Paul de Londres.

Tant que vous êtes dans cette magnifique demeure qu’est le Musée Jacquemart-André, ne partez pas avant d’avoir fait un tour des collections permanentes. Saluez et admirez le magnifique portrait, romantique et élégant, réalisé par la merveilleuse peintre Elisabeth Vigée-Lebrun. Pour le trouver dans la vaste demeure c’est très simple : demandez les WC. Un esprit bizarre l’a accroché à côté de la porte des toilettes. Est-ce un message d’humilité, un manifeste philosophique qui nous rappelle que le sublime côtoie le sordide ? Une erreur d’accrochage ou un manque de goût ? Qu’importe, sa beauté irradiante subjugue sa place malodorante. 

Le comte Boni de Castellane fut relégué un jour en bout de table à un dîner très mondain. Son cousin taquin le lui fit remarquer à haute voix pour que tout le monde l’entende: « Mon vieux Boni, pour une fois tu n’es pas assis à la place d’honneur ! » À quoi le très chic Boni répondit : « La place d’honneur est celle où un Castellane se trouve ! » Il en va de même pour un Vigée-Lebrun. 

Retrouvez cette ambiance surnaturelle au Surnateum de Bruxelles !

N.B. La plupart des illustrations reprennent seulement des détails marquants des tableaux.