La Jocondoclastie, ou l’envie de détruire la Joconde
Pourquoi La Joconde rend certains hommes fous ? À l’heure où les tableaux sont de plus en plus attaqués dans les musées, nous vous présentons la victime toutes catégories des agressions: Mona Lisa.
Le portrait de Mona Lisa est une commande de Francesco del Giocondo qui voulait que Leonard de Vinci peigne sa femme, la jeune Lisa âgée en 1503 d’environ de vingt-trois ans, c’est pourquoi on l’appelle La Gioconda, en français La Joconde. Pour différentes raisons Léonard de Vinci ne pourra pas livrer ce portrait au commanditaire, et il le gardera précieusement pour lui-même tout le reste de sa vie, continuant à le peaufiner jusqu’à sa mort en 1519.
Cette très intrigante peinture possède, parmi différentes particularités, un regard perpendiculaire par rapport au public, ce qui fait que les yeux de Mona Lisa nous observent quelle que soit notre position. Nous avons l’impression qu’elle nous fixe, nous sommes non seulement sous son regard mais aussi sous son charme.
Léonard de Vinci y représente le Temps au travers, à la fois de la femme portraiturée, et des paysages montagneux torturés en arrière-plan, creusés par un fleuve qui les découpe. D’une part on y voit le temps humain, biologique, forcément court, et d’autre part le temps long, géologique, de la pierre et de la nature. La belle jeune femme verra ses charmes se flétrir avec le temps.
Mona Lisa est à ce titre une passeuse du Temps et des époques, elle nous renvoie à notre propre humanité, elle tend un pont entre la Renaissance et aujourd’hui, c’est pourquoi elle nous parle encore. D’ailleurs, si vous regardez attentivement sur la droite, vous verrez un pont enjambant un fleuve, seule construction humaine dans un paysage intemporel, et symbole du temps qui passe : On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait Héraclite.
On dirait qu’elle nous a aperçus et qu’elle nous sourit, une conversation va s’engager entre nous au travers des époques, finalement si proches. En raison de cette proximité nous nous comprenons aisément. Son sourire énigmatique, un peu mélancolique, d’une grande douceur, exprime de la sympathie et de l’empathie pour nous autres, pauvres mortels. Nous ne serions pas étonnés si la seconde d’après elle nous faisait un clin d’œil.
En cela c’est un chef d’œuvre car il est intemporel. On se demande pourquoi des foules innombrables se pressent quotidiennement devant ce portrait, il y a là autre chose qu’un effet de mode, car cette mode dure depuis la création de l’œuvre. 20 000 personnes viennent chaque jour visiter et photographier la Joconde, ce qui en fait probablement l’œuvre d’art la plus célèbre au Monde.
Dans le film 2012 de Roland Emmerich, un nouveau déluge engloutit notre Monde actuel, Mona Lisa est mise à l’abri sur une des arches qui sauveront nous seulement des gens mais aussi des œuvres d’art emblématiques du génie humain. Cette volonté de sauver l’œuvre de Léonard de Vinci n’est pas le fruit du hasard, elle démontre l’importance de celle-ci et son appartenance au patrimoine de l’Humanité.
Certes, le marketing contemporain occupe un rôle prépondérant dans l’image devenue iconique de la Joconde. Pour preuve de cette jocondophilie il y a l’incroyable collection de 11 000 objets dédiés à celle-ci et réunis par l’hydrologue français Jean Margat, créateur du terme jocondoclastie. Un jour, tombant par hasard sur une boîte de préservatifs américains des années 1950 à l’image de la Joconde, il est saisi du désir de collectionner les objets fantaisistes liés à la belle Florentine. En 2014 il a offert sa collection au Musée du Louvre qui l’a exposée. Aujourd’hui Mona Lisa fait tourner les têtes, elle est tout le temps détournée et mise à toutes les sauces.
Car des attaques, il y en déjà eu. Le 30 décembre 1956, un garçon de café bolivien, qui ne devait pas avoir bu que du café, jette une pierre sur le tableau. Le verre de protection, qui n’était pas encore blindé, se brise et le tableau est légèrement abîmé au niveau du coude de Mona Lisa. La même année, un autre déséquilibré jette de l’acide sur le tableau, sans réussir à dégrader l’œuvre. Mais il y a eu bien plus grave.
Les bouleversements de l’Histoire ne l’ont pas épargnée. La révolution de 1789 la trouve au château de Versailles, mais ce n’est qu’en 1798 qu’elle est exposée au Louvre pour le grand public. Bonaparte l’accroche dans sa chambre. Lorsqu’éclate la guerre contre les Prussiens de 1870, Paris est menacé et on cache le précieux portrait dans les souterrains de l’Arsenal de Brest. En 1914 la voilà à nouveau sur les routes, direction Bordeaux, puis Toulouse. Elle revient au Louvre après la guerre. En 1938 l’annexion des Sudètes par Hitler inquiète les autorités françaises, on emmène Mona Lisa préventivement à Montauban. Après un bref retour au Louvre, voilà que la guerre est déclarée en 1939 et cette fois-ci c’est la véritable évacuation de la Joconde.
De château en château, de demeures privées en lieux secrets, toujours cachée par de courageux résistants, elle échappera pendant toute la guerre à l’insatiable appétit de vol d’œuvres d’art de Goering et de ses sbires. Jamais les nazis ne mettront la main sur elle, et ce n’est pas faute d’avoir essayé.
André Malraux accepte de faire voyager le célébrissime portrait de par le Monde. En 1962 Mona Lisa part pour les Etats-Unis sur le paquebot France en cabine de première classe. Le président Kennedy en personne l’accueille à son arrivée. Puis ce sera l’exposition de Moscou et celle de Tokyo en 1974 où un autre illuminé attaquera le tableau avec un spray rouge, heureusement sans succès.
Mais ces voyages outremer dégradent le tableau et il est décidé que la vieille dame de près de 500 ans restera désormais gentiment en sécurité chez elle au Louvre.
Cela ne décourage pas les dingues puisqu’en 2009 c’est une touriste russe qui jette une tasse de thé à la tête de la Joconde. La vitre blindée remplit son office. On a vu des invitations à prendre le thé plus aimables.
On a volé la Joconde !
Mais la plus grande affaire de toutes est le vol de la Joconde en 1911. Disparue de la circulation, recherchée par toutes les polices d’Europe, elle ne reviendra en France qu’en 1914. Que s’est-il donc passé ?
Le 21 août 1911, dans le Salon Carré du Louvre où sont exposés les chefs-d’œuvre des collections, un grand trou apparaît sur le mur à l’endroit où devrait se trouver Mona Lisa. Seules demeurent quatre clous solitaires. Panique au musée ! On espère un moment qu’elle est chez le photographe. Las ! Le célèbre portrait a bel et bien disparu.
Aussitôt le chef de la Sûreté se précipite au Louvre accompagné de soixante inspecteurs ! On cherche, on fouille, rien. Heureusement que le célèbre inspecteur Bertillon est là, inventeur notamment de la photo face/profil des suspects, encore utilisée de nos jours. Il découvre une empreinte digitale de pouce sur la vitre abandonnée là et qui protégeait le tableau. Aussitôt on prend les empreintes des 257 personnes qui travaillent au Louvre. Chou blanc, le suspect n’est pas parmi eux. On oriente alors l’enquête vers des artistes un peu maudits, un peu voyous, un peu grande gueule, qui auraient pu faire le coup par bravade. Pablo Picasso est soupçonné.
Guillaume Apollinaire est lui carrément emprisonné mais bientôt libéré, il avait publié peu de temps avant un brûlot : « Faut-il brûler la Joconde » et s’était livré à un trafic d’œuvres volées au Louvre. D’autres se dénoncent comme étant les voleurs, ce sont des mythomanes. Parmi eux le célèbre poète italien Gabriele d’Annunzio auteur d’une tragédie intitulé La Joconde. Ce ne sont que des fausses pistes.
Les primes offertes pour quiconque aidera à retrouver le tableau se multiplient, en vain. Les chansonniers s’emparent de l’affaire qui fait un bruit énorme.
Personne ne songe à soupçonner un pauvre vitrier italien qui a participé peu de temps auparavant à la mise sous verre des principales œuvres du musée, dans le but, Ô ironie, de les protéger des vandales.
Le tableau est gentiment caché sous son lit dans sa chambre à Paris, dans une valise à double fond. Vincenzo Peruggia, le vitrier, attend deux ans pour que l’affaire se calme, puis il rentre chez lui en Italie avec la Joconde dans sa valise.
Arrivé à Florence, il propose le tableau à vendre à un antiquaire de la ville. Mauvaise idée. L’honnête commerçant, qui comme la Terre entière est au courant du vol, le dénonce à la police. C’est le 10 décembre 1913 et Mona Lisa vient de réapparaître au grand jour après une disparition de deux ans et demie. Les pandores coffrent Perrugia dans sa chambre d’hôtel qui, surfant sur la vague médiatique et profitant de l’énorme publicité de cette affaire, change de nom pour s’appeler désormais Hôtel La Gioconda. Il existe toujours sous le nom The Frame Hotel et Mona Lisa y est partout présente.
Le voleur bénéficiera de la clémence des juges italiens et d’une presse qui le soutient, saluant son patriotisme. En Italie c’est un héros. En effet, sa défense consiste à dire qu’il a voulu « voler les voleurs » et ramener en Italie le chef d’œuvre de l’enfant du pays, Leonardo da Vinci. Sauf que le tableau n’a pas été volé par les Français ou par Napoléon, comme l’accuse Perrugia, mais acheté à Léonard de Vinci en monnaie sonnante et trébuchante par le roi François Ier. Le stratagème fonctionne, Perrugia écope de 18 mois de prison, peine qui sera vite ramenée à 7 mois ; il est libéré.
Tout le mode opératoire du voleur semble si simple (il a décroché le tableau et est parti avec lui sous sa large chemise de travail) que des théories du complot surgissent. Il aurait agi sur commande de différents escrocs internationaux, voire du Kaizer d’Allemagne. La vérité est plus triste : Perrugia vivait pauvrement à Paris et est tombé malade de saturnisme à cause de son travail. Il a sombré dans la boisson, a été un temps emprisonné pour port d’arme illicite et est devenu paranoïaque. Il a voulu punir la France pour sa malheureuse vie et s’est attaqué à la Joconde en raison de sa petite taille, plus facilement transportable que certains tableaux de grand format. Il a vécu un incroyable tête à tête amoureux avec son idole dans une idylle qui a duré deux ans.
Mona Lisa quant à elle, après avoir été longuement exposée à Florence et à Rome pour le plus grand plaisir des Italiens, reviendra en train spécial à Paris dans une voiture de première classe spécialement affrétée pour elle, accueillie par le Gouvernement français au grand complet.
Nous ne pouvons que souhaiter désormais à la célèbre Florentine le repos qu’elle mérite, mais rien n’est moins sûr malgré les extraordinaires mesures de protection dont elle bénéficie. La jocondoclastie a encore de beaux jours devant elle, et les feux que le regard charmeur de la belle Lisa allument dans les cœurs ne sont pas près de s’éteindre. Finalement, le mystérieux sourire de la Joconde n’exprimerait-il pas plutôt de l’ironie devant toute l’agitation qu’elle suscite ? Affaire à suivre.