La Vampiresse du Père-Lachaise
Une richissime baronne aurait aimé ne pas dormir, solitaire dans son immense tombeau. Elle se sent seule, si seule, dans cette éternelle solitude glacée. L’histoire dit qu’elle aurait été prête à payer pour avoir de la compagnie. Légende urbaine ou traquenard vampirique ? Je suis allé rendre une visite de courtoisie à la belle Elisabeth Demidoff à Paris au cimetière du Père-Lachaise.
Si le cimetière de Highgate à Londres a son vampire, Paris n’est pas en reste avec la Vampiresse du Père-Lachaise. Et son histoire est bien plus ancienne, car si Londres frémit à la présence des vampires de Highgate depuis la fin du XXe siècle, la femme vampire de Paris, elle, est morte en 1818. Mais il a fallu la fin du XIXe siècle pour que cette légende apparaisse.
Voici ce que dit de cette affaire le journal Le Temps en date du 2 novembre 1896 :
« Elle naquit, voilà quelques années, à la troisième page d’un journal boulevardier. On y racontait, en termes mystérieux, dans le style amphigourique des romans-feuilletons, qu’une grande dame moscovite, immensément riche, s’était fait enterrer au Père-Lachaise. On décrivait son monument, une colonne surmontée d’un dôme polychrome et sa chapelle dallée de marbre précieux, et son cercueil en cristal de roche. On ajoutait que la princesse avait déposé son testament chez un notaire de Paris et qu’elle léguait la totalité de sa fortune (approximativement deux millions de roubles) à la personne de bonne volonté qui consentirait, pendant 365 jours et 366 nuits, à s’enfermer auprès de son corps dans la solitude du caveau et à ne s’en éloigner sous aucun prétexte. La princesse désirait être veillée sans interruption ; elle ne s’opposait pas à ce qu’on fît à côté d’elle plantureuse chère, à ce qu’on lût des livres amusants. Mais il ne fallait point la quitter d’une seconde. Elle mettait cette condition expresse à ses libéralités. Cette fable, renouvelée de Shéhérazade, fut reproduite un peu partout en France, en Europe, en Amérique. Le conservateur a reçu des milliers de lettres lui demandant des renseignements sur la féerique princesse, et s’inquiétant des conditions à remplir pour devenir son héritier. Et on continue de lui écrire.»
Certains imaginèrent aisément que c’était là un piège pour attirer les malheureux auprès du cadavre de la non-morte afin qu’elle s’en repaisse. Le monument funéraire est tourné vers le soleil couchant, et non vers le levant qui est la Lumière naissante. De surcroît, la date de décès gravée sur le monument, le 8 avril 1818, contient trois 8, et le 8 composé de deux boucles est un signe d’infini, de vie éternelle, de non-mort. Or certains vampirologues affirment que si 666 est le chiffre du Diable, 888 est celui des vampires. La légende de la vampiresse du Père-Lachaise était née. Je cherchai à en savoir plus pour le compte de Culturius Magazine, mais il me fallait pour cela user de magie.
J’ai eu la chance d’interviewer la défunte, par un soir de pleine lune, alors qu’ayant tracé un pentacle devant son tombeau, et m’étant adonné à quelques rituels que je garderai secrets pour l’invoquer, elle daigna se montrer à moi sous une forme spectrale bleue qui était, je dois dire, du plus bel effet.
Madame, vous avez exceptionnellement accepté de vous rendre visible, puis-je vous poser quelques questions pour éclaircir le mystère qui plane autour de votre tombeau ?
Certes, mais faites vite, car il m’est pénible de me matérialiser en ce monde.
Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs, en quelques mots ?
Je m’appelle Elisabeth Stroganoff, je suis née le 5 février 1779 à Saint-Pétersbourg, et j’ai quitté ce monde le 8 avril 1818 à Paris, j’avais 39 ans.
Vous m’apparaissez beaucoup plus jeune que cela, comment se fait-il ?
Je préfère vous apparaître sous mon image de jeune fille, du temps où j’étais si heureuse avec mes parents, avant mon mariage. Mais en vérité, je vous le dis, j’ai 244 ans.
Vraiment, vous ne les faites pas.
Vil flatteur ! (elle rougit, je crois, car le bleu de ses joues devient un peu violet.) Le temps s’écoule différemment pour nous autres, les défunts, aussi n’ai-je pas vu ces années défiler. Il n’aurait pu se passer qu’un jour que ce serait pareil pour moi.
Vous vous êtes marié jeune ?
Trop jeune, j’avais seize ans ! Mon époux Nicolas avait vingt-deux ans à l’époque. Il était l’héritier de l’immense fortune des Demidoff, un empire industriel qui lui était échu à l’âge de quinze ans lorsque son père mourut. Depuis le moment où il s’était retrouvé, lui aussi trop jeune, à la tête de cet héritage, il s’était employé à le dilapider du mieux qu’il pût. Il
dépensait sans compter, avec une folle générosité, totalement inconscient de ce que l’argent pouvait bien vouloir dire. Sa mère demanda au Gouvernement de le placer sous curatelle, car elle craignait de voir tout disparaître. Et elle chercha à le marier avec une femme si possible encore plus riche que les Demidoff, pour réparer les dégâts qu’il avait faits à son patrimoine. Son choix se posa sur moi, et mon père, pour une raison que j’ignore, accepta.
Le choix de votre belle-mère était judicieux. Un dicton russe n’affirme-t-il pas : « Plus riche que les Stroganoff, tu meurs ! » ?
(Elle rit, et son rire est très charmant, cristallin.) Oui, on dit cela. En effet, personne en Russie n’était plus riche que nous, à part le tsar, peut-être. Mais riche ou pas, je suis morte quand même… (une ombre passe dans son regard.)
D’où vient votre fabuleuse fortune ?
Nous sommes une très ancienne famille d’industriels, nous étions déjà fortunés au XIVe siècle, nous ne sommes pas vraiment ce qu’on appelle des nouveaux-riches. Mes ancêtres ont bâti leur fortune sur le commerce du sel et des fourrures. Ivan le Terrible nous a confié la conquête de la Sibérie et les Stroganoff, à la tête d’une armée privée payée sur leurs deniers, l’ont en effet conquise et l’ont offerte à la Russie, recevant du tsar au passage onze millions et demi d’hectares de terres, surface plus vaste que le Portugal !
C’est inouï !
Oui, sans doute, mais ce qui me rend également fière, c’est que mes aïeux n’ont pas eu la nécessité de recevoir des titres de noblesse, chose insignifiante pour des conquérants. Ils sont les seuls à avoir reçu l’appellation de « Gens Illustres », ce qui est unique au Monde et vaut bien tous les titres de prince.
Pourtant, vous êtes née avec un titre de baronne ?
Oui, mon grand-père a reçu ce titre du tsar Pierre le Grand qui croyait l’honorer, mais on n’a pas besoin de titre quand on s’appelle Stroganoff ! Ce sont des hochets pour ceux qui n’ont pas le vrai pouvoir. Grand-papa aurait dû refuser, mais on ne refusait rien à Pierre le Grand. J’admire en cela la devise de la famille de Rohan : « Roi ne puis, Prince ne daigne, Rohan suis ». De toutes façons, mes descendants qui m’ont rejointe de l’autre côté du miroir m’ont dit que dorénavant, nous les Stroganoff qui avons conquis le plus grand territoire du monde, nous sommes surtout connus pour une recette de cuisine à base de bœuf… Cela impose l’humilité.
Votre mariage, fut-il heureux malgré tout ?
Hélas non, mais j’ai eu la joie d’avoir un premier fils, Paul, qui m’a consolé de mon mari, trop différent de moi. Mon mari Nicolas Demidoff devint diplomate et il fut nommé en poste à Paris, pour notre plus grand plaisir. Nous admirions Napoléon et la vie parisienne était si gaie. Mais lorsque les relations entre nos pays se détériorèrent et que la guerre sembla inévitable, nous rentrâmes en Russie et c’est là que mon second fils Anatole est né en 1812.
Où habitiez-vous en Russie ?
Imaginez-vous que nous nous sommes installés à Moscou ! Choix exécrable en cette année 1812 car la ville fut peu après détruite par un énorme incendie lorsque les Français l’occupèrent. Mon mari finança son propre régiment d’infanterie qu’il commandait et remplaça sur nos fonds propres une grande partie des collections des musées moscovites détruites par l’incendie. Quant à moi, je le quittais et je retournais vivre à Paris après la guerre. Je ne pus en profiter longuement, la mort me surprit au bout de quelques années.
On dit que vous êtes devenue une vampiresse, une femme-vampire.
Quelle bêtise ! Comment osez-vous colporter cette légende ridicule ? (elle devient d’un bleu brillant.) Vous m’importunez, Monsieur ! (le bleu pâlit, je sens qu’elle risque de disparaître.)
Pardonnez-moi Madame, je ne voulais pas vous offenser, j’essaie juste de comprendre.
Mais c’est une blague de mauvais goût inventée par des journalistes en mal de copie ! On dit que j’aurais laissé un testament par lequel je désire être veillée durant une année entière, au bout de laquelle je léguerais ma fortune à l’intrépide volontaire. Mais enfin, avez-vous seulement songé que j’ai deux fils, et que ma fortune leur fut transmise depuis longtemps, juste après ma mort ? Et que ferai-je d’un gardien du sommeil de mes nuits ? Croyez-vous que je me repaîtrais de sa substance vitale pour animer ma dépouille putrescente ? Mais mon pauvre ami, mon corps n’existe plus puisque je me suis fait incinérée ! Cette légende, c’est du mauvais feuilleton. Les vivants ne comprennent décidément pas les morts, je me tue à vous le dire. Adieu, Monsieur, brisons là !
Et aussitôt, la lueur bleutée de cette apparition s’évanouit sans que je ne puisse protester, me laissant seul dans le cimetière abandonné ; un envoûtant parfum de rose planait encore dans l’air, bien que nous étions en hiver. Un froid humide me pénétra et je fus saisi de mélancolie en repensant à cette merveilleuse rencontre. Je fis le tour de l’immense monument de pierre surmonté d’un temple soutenu par dix colonnes et bordé à chacun de ses coins de quatre colonnes plus grandes encore. Le caveau est recouvert par les armoiries en pierre des familles Stroganoff et Demidoff, par des sculptures représentant les zibelines des Stroganoff et les marteaux des Demidoff. Six grandes têtes d’ours sculptées, pareilles à des gargouilles, gardent le tombeau, l’ours étant aussi présent dans les armoiries de ces deux familles. Une porte sur le côté donne accès à la chambre funéraire ; j’essayai de l’ouvrir, mais elle était fermée. Inutilement, je frappai à la porte métallique et j’appelai : « Elisabeth ! » Mais personne ne me répondit. La lune blafarde éclairait mon désarroi. À mon tour, je ressentais la solitude glacée de la nuit.
Le Cimetière du Père-Lachaise, 16 Rue du Repos, 75020 Paris, est ouvert tous les jours de 8h00 à 18h00, et l’entrée est gratuite. Le tombeau d’Elisabeth Demidoff se trouve dans la section 19, il est immense, vous ne pouvez pas le rater.
Vous aimez les vampires ? Vous aimerez le dernier livre de Giacometti et Ravenne, Le Graal du Diable. Et probablement aussi le film issu du roman Dracul, Le dernier Voyage du Demeter !