Voilà plus de deux ans que le deuxième roman du journaliste Jérôme Colin, Le Champ de bataille, a été porté sur les planches, et on ne s’en lasse pas. Après de nombreuses représentations dans toute la Wallonie et à Bruxelles, le Théâtre de Poche reprogramme la pièce pour cette fin de saison, et ce pour notre plus grand plaisir. Le champ de bataille est ainsi à voir jusqu’au 4 juin au Théâtre de Poche. Et l’aventure ne se termine pas là. Elle se poursuit durant l’été à Avignon.

Les toilettes comme lieu d’asile

Lorsque les spectateurs entrent dans la salle de spectacle, ils découvrent un plateau dépouillé au centre duquel trône un w.-c. d’un blanc éclatant. Généralement habitué des petites pièces qui ne font pas la fierté de leurs propriétaires, cet objet domine pourtant la scène, installé sur une moumoute confortable, tous les projecteurs fixés sur lui.

C’est sur ce trône de faïence que se réfugie un père de famille quadragénaire, le personnage principal de la pièce, pour échapper à sa vie familiale qui le dépasse. Isolé, il peut alors rêver de voyages en train, réfléchir au sens de sa vie ou vider sa colère provoquée par les tensions familiales, car, depuis quelque temps, il ne reconnaît plus son fils de quinze ans, Paul. Soudainement, un jour, Paul, enfant mignon et adorable, s’est transformé en un être bougon au visage boutonneux, qui ne s’exprime plus que par des onomatopées, qui claque les portes et qui ne considère plus son père comme Dieu en personne, mais comme un « boulet ».

©Debby Termonia

En réalité, les attitudes rebelles et mollassonnes de Paul ne sont qu’une partie des crises que traverse la vie de cette petite famille. Mais cette entrée dans l’adolescence a probablement été la goutte de trop. Le papa ne cesse alors de s’interroger sur son rôle de père et de mari, sur le bonheur conjugal et familial. La vie qu’il mène, extrêmement convenue et ennuyeuse, ne le fait plus rêver. Comment en est-il arrivé là ? Comment parvenir à reconstruire un dialogue avec son adolescent ? Comment raviver la flamme des premiers jours avec sa femme qu’il aime toujours, mais que le temps a mâtinée ? Dans ses moments d’introspection, il tente de trouver des solutions pour mettre fin à ce champ de bataille.

Une performance théâtrale

Si la mise en scène de Denis Laujol est minimaliste, elle permet une réception efficace du propos. Le comédien Thierry Hellin parvient à porter à merveille le texte de Jérôme Colin sur scène. Pendant une heure et demie, il déclame, assis sur les toilettes, ce monologue avec sensibilité et émotions. On le voit tour à tour en homme perdu, en père déchu et en mari désespéré. Grâce à son énergie et sa profonde humanité, Thierry Hellin parvient à rendre les états d’âmes de ce quadragénaire en pleine crise existentielle. Et on ne peut que souligner l’originalité de la pièce qui aborde la fragilité de la figure masculine. Loin de l’image d’un père à l’attitude impassible, le personnage principal ose se montrer tel qu’il est, avec ses doutes et ses inquiétudes. Cette figure paternelle en difficulté apparaît d’autant plus forte grâce à la prestation de Thierry Hellin.

©Debby Termonia

S’il est seul sur scène, le personnage principal ne cesse de dialoguer avec d’autres personnages, comme sa femme Léa, Paul et Elise, ses enfants, le proviseur de l’école de Paul ou sa psy. Ceux-ci font corps sous nos yeux grâce à l’imitation qu’en fait Thierry Hellin. Ce dernier passe d’ailleurs d’un personnage à l’autre avec beaucoup d’adresse, tout en restant la plupart du temps campé sur son siège.

Ce seul en scène est accompagné par un jeu de sons et de lumières, qui transforme les toilettes familiales tantôt en cachot humide et froid, tantôt en brasier aux flammes infernales lorsque le père se laisse emporter par sa colère. Le texte joué fait preuve d’une belle justesse. Ponctué d’une dose d’humour et d’autodérision, il parvient à dépeindre avec précision et véracité une situation tragique que de nombreuses familles ont été amenées à vivre.

En faisant passer le spectateur du rire aux larmes, il aborde des questions qui relèvent de la vie quotidienne – en effet, qui n’a jamais eu l’impression d’affronter chaque nouvelle journée comme une nouvelle bataille ? – et des inquiétudes que connaissent de nombreux parents. En cela, de nombreux spectateurs, en tant que parents ou enfants, s’identifient un moment ou un autre à ce père en quête de sérénité.

Interroger les canevas sociaux

Derrière la débandade des états d’âmes du héros, Le champ de bataille propose un questionnement sur le fonctionnement de nombreux pans de notre société. Il s’agit ici d’une fine description du schéma familial et scolaire, mais aussi du couple, et, en creux, de la violence qui cristallise la société. Ainsi, l’école est largement pointée du doigt. On connaît les positions de Jérôme Colin à propos du système scolaire belge. L’école est présentée ici comme vecteur de souffrance et de malaise pour les jeunes, dont les troubles viennent contaminer la vie familiale. Le père de Paul se retrouve ainsi à écrire au proviseur de l’école de son fils « LA lettre qu’en tant que parent, on aurait tous eu envie d’écrire » en lui disant qu’il comprend tellement l’attitude de son adolescent face aux programmes proposés qui sont en totale inadéquation par rapport aux rêves d’un jeune de 15 ans.

On sent toute la rancœur – probablement partagée par certains spectateurs – envers un système éducatif qui, au lieu de soutenir Paul en plein décrochage scolaire, ne cesse de lui mettre des bâtons dans les roues. Si le texte se montre fort négatif envers le service éducatif, il ouvre probablement la voie à des discussions entre le corps enseignant et les élèves ou entre les parents et leurs enfants au terme de la pièce. En ce sens, la pièce ne se cantonne pas à pointer du doigt les dysfonctionnements du système scolaire. En effet, ces échanges pourront peut-être participer à l’élaboration d’un avenir meilleur.

Le champ de bataille est une pièce qui offre une description à la fois drôle et cynique de la vie familiale secouée par les aléas du quotidien. Si le tableau est plutôt tragique, il n’en est pas pour autant dénué d’espoir, car, plus fort que tout, l’amour familial semble inébranlable face aux soubresauts que connaît cette petite famille. Une représentation qui fait du bien au moral des aînés comme des plus jeunes, car les scènes qui se jouent sous nos yeux ne cessent de faire écho à un passé personnel. On se sent alors moins seul et, d’une certaine manière, ressourcé au terme du spectacle.

Le champ de bataille de Jérôme Colin, mis en scène par Denis Laujol avec Thierry Hellin.

Durée : 1h25.

Du 10 mai au 4 juin 2022 au Théâtre de Poche.