Brice Depasse est une personnalité incontournable dans le paysage médiatique belge depuis un quart de siècle. Il est avant tout connu comme un pilier de Radio Nostalgie où il anime de nombreuses chroniques. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la musique, il a créé des podcasts divers etc. Et il fut un DJ amateur dès sa scolarité à Binche (il est originaire de Morlanwelz).

Au cœur d’une décennie foisonnante

Cette présentation extrêmement succincte ne fait qu’établir la crédibilité de l’auteur. Loin d’un simple cours d’histoire désincarné, Brice Depasse relie ce récit passionnant à ses propres expériences de vie. Il lui arrive de franchir d’autres décennies, avant et après les années quatre-vingts, pour contextualiser les événements et les parcours des artistes évoqués. Il s’agit avant tout de musique populaire anglo-saxonne mais l’ouvrage est divisé en quatre parties. La troisième est dévolue à la chanson française.

L’annonce de la mort brutale de John Lennon, 10 décembre 1980 © Daily News

1980

Brice Depasse revient en quelques pages sur Lennon peu avant son assassinat devant chez lui, à New York. Une journée noire, le 9 décembre 1980. Il narre avec précision les derniers moments de la star rangée dans une vie familiale plus structurée que naguère, alors que s’effectue son retour avec l’album Double Fantasy. Sans trop s’attarder sur le contenu musical. Petite note perso : si les chansons Woman et (Just Like) Starting Over ont été accueillies froidement par une partie de la critique, l’auteur de ces lignes les place au pinacle mais…passons ! Mais avant cela, la décennie débute pour les petits Belges avides de musique par les deux shows de Gainsbourg gonflé à bloc au Cirque royal !

Serge Gainsbourg © DR

Le 5 janvier 1980. La veille, il n’a pu chanter avec ses musiciens jamaïcains à Strasbourg. Suite aux menaces d’une bande de paras qui avaient investi la salle où la bande devait se produire. Terrorisés, les rastas -c’est l’époque du triomphe de Gainsbourg avec son extraordinaire reggae franco-jamaïcain -se réfugient dans le car et n’osent plus en sortir ! Qui se souvient avoir vu Gainsbourg, bravache et plein de panache, narguant seul les paras en chantant La Marseillaise ? La RTBF montre cela aux actualités. Ce non-show constitue une aubaine exceptionnelle pour l’organisateur du Cirque royal. Face à l’affluence immense, il faut en ajouter un second le même soir -jackpot !

New wave et vagues diverses

Le livre de Brice Depasse n’est évidemment pas une étude académique fouillée et austère. Il s’agit d’un récit enlevé, qu’on lit à toute allure et qui nous fait voyager très agréablement. Cette décennie semble plus populaire que jamais aujourd’hui et de nombreux artistes l’ayant marquée triomphent aujourd’hui encore ou à nouveau. Entre les Depeche Mode, the Cure, Indochine etc.

En remontant un peu le temps, Depasse nous rappelle que toute la new wave synthétique était déjà en germe dans la production de Kraftwerk, la décennie précédente. Il souligne l’importance d’un groupe un peu oublié mais qui eut son importance : Tubeway Army et Gary Numan. On n’oublie évidemment pas Orchestral Manœuvres in the Dark, Yazoo, Duran Duran, Depeche Mode

OMD, album « Organisation » en 1980 © Dindisc

Le son synthétique qui s’impose, souvent en opposition au rock à guitares, mais parfois en combinant les deux, a une origine géographique précise. Il provient surtout du rectangle industriel du nord de l’Angleterre (Manchester, Leeds, Sheffield, Liverpool).

Ska une autre folie -madness !

Le tout début de la décennie voit la continuation d’une réjouissante explosion musicale : la résurgence du ska des années soixante, tout droit venu de Jamaïque ! Un genre que Chris Blackwell popularisa en Angleterre, quinze ans plus tôt. Notamment avec la chanteuse Millie (Small) et son immense tube My Boy Lollipop en 1964. Une précision : à l’époque, on appelait souvent cette musique blue beat. Seule l’appellation ska subsiste aujourd’hui.

Phil Collins, l’album qui contient « You can’t hurry love », 1982 © Virgin

En 1979, premiers disques en Angleterre de trois groupes-phares du genre : Madness, The Specials et Selecter. 1979, une vraie année ska en Angleterre, ce qui se prolonge dans la décennie suivante. Avec parfois de bienvenues résurgences ultérieures. Le reggae influence de nombreux artistes comme the Clash…immense deuil à la mort du roi voire de l’Empereur du genre, devenu un mythe. Très brève allusion à un autre décès de superstar : Bob Marley (11 mai 1981), et à un autre assassinat : celui de Marvin Gaye par son propre père (1er avril 1984). Certaines stars s’assagissent dans cette décennie et les ventes de disques décollent… Phil Collins qui vend beaucoup plus que son groupe Genesis, Bryan Ferry, loin de Roxy Music.

L’album « Let’s Dance » de Bowie, 1983 © EMI

Sting enquille les tubes, avec et puis sans the Police. David Bowie connaît son plus grand triomphe commercial en 1983 avec l’album et le single Let’s Dance. Fun fact : Let’s Dance -rien à voir -est un titre qui porte chance puisque ce fut un énorme succès pour Chris Montez en 1962 ! En 1983, Boy George avec Culture Club entame déjà une certaine tendance à la confusion des genres -alors que Bowie au contraire redevient plus classique. Des filles s’habillent, se coiffent comme Boy George. L’androgynie commence à concurrencer la virilité et la féminité à l’ancienne… Et Tina Turner sans Ike revient de très loin et opère un retour incroyable !

Technologie

Brice Depasse nous rafraîchit la mémoire quant à la technologie. Les cassettes que l’on doit laborieusement compiler et annoter, et qui constituent une sorte de carte de visite améliorée pour affirmer sa personnalité. Les cassettes audio opèrent un retour aujourd’hui. Mais Brice Depasse nous rappellent qu’elles furent inventées dès 1963, et en Belgique. La grande vogue des cassettes commença au milieu des années soixante.

Prince en concert à Bruxelles en 1986 © Wikipedia Commons

Qui se souvient -moi je l’avais totalement oublié ! -que les premiers CD’s portent une mention : DDD pour ceux tout en digital (enregistrement, mixage et pressage). Ou plus souvent AAD (seul le pressage en digital, le reste encore en analogique). Les premiers sont commercialisés en décembre 1982, et en mars 1983 en France. C’est l’explosion des radios libres. Mitterrand, élu le 21 mai 1981, sauve NRJ et cinq autres radios libres de la saisie ! Qui s’en souvient ?

Mickael Jackson en 1988 © Wikipedia Commons

C’était le 8 décembre 1984 et sur l’intervention de Dalida, la saisie en cours est arrêtée ! La radio avait alerté les jeunes auditeurs et auditrices de la fermeture imminente. Entre 200 000 et 300 000 personnes défilent dans les rues pour s’y opposer ! Ne connaissant pas le coup de théâtre en cours soit le veto présidentiel d’un Président vraiment à l’écoute…si on peut dire ! Dalida devient la marraine de la radio. Aujourd’hui, NRJ fait partie des meubles médiatiques.

Les Superstars

Brice Depasse nous raconte les débuts laborieux de Madonna ; une toute partie de la saga de Prince et celle de Michael Jackson. Jackson a été invité à la Maison-Blanche, pas Prince, plus provocant, plus extrême… U2 a galéré très dur avant de devenir les superstars qu’ils sont encore ! On évoque rarement les très talentueux Hall and Oates. Que d’aucuns considèrent, un peu abusivement, comme de nouveaux Simon and Garfunkel, au style tout de même bien différent. Plusieurs pages évidemment sur Queen.

Madonna, icône des années 80 © DR

Et en France

Brice Depasse consacre quelques pages à des figures de proue de la chanson française de la décennie 80. Jean-Jacques Goldman, Mylène Farmer, Téléphone, Niagara, Indochine, Florent Pagny, Lavilliers, Jane Birkin. Et, décalage…Sardou pour Les Lacs du Connemara, un titre (1981) qui fit l’objet l’an passé d’une polémique totalement déplacée où la politique en toc de bas étage s’incrusta sans rimes ni raison, mais passons.

Jean-Jacques Goldman dans les années 80 © DR

En gros : il est insupportable d’être catalogué à gauche ou à droite selon que l’on aime ou déteste cette scie redoutable… C’est devenu un classique inévitable d’innombrables fêtes et soirées partout en France et en Belgique. On subit ou on se réjouit : c’est selon mais loin des obsessions politiques envahissantes et à côté de la plaque (en vinyle ou non). Bien sûr, la scène musicale de Rennes avec Daho notamment. Et Bashung… Artiste qui rame et galère depuis quatorze ans et qui triomphe enfin, avec le talentueux Boris Bergman. Gaby Oh ! Gaby et Vertige de l’Amour, deux immenses tubes enfin : 1980 est son année. Une nouvelle carrière commence.

L’album « Gaby, oh ! Gaby, de Bashung, 1980 © Philips

Brice Depasse précise avec humour que ses attachés de presse passent plus de temps à refuser des interviews qu’à en accorder ! Certaines stars ne sont pas sous les projecteurs de l’auteur, qui ne pouvait évidemment être exhaustif… Côté chanson française, rien sur Michel Jonasz, qui remporte une Victoire de la Musique comme interprète masculin de l’année en novembre 1985. Et qui devient un chanteur immensément populaire et à combien juste titre.

Mylène Farmer, album « Ainsi soit je… », 1988 © Polydor

Idem pour le lauréat de l’édition 1988 : Nougaro, encore bien présent en cette décennie. Qui est également celle d’un Eddy Mitchell revenu au pinacle au milieu de la décennie précédente. Très peu de Johnny ou Higelin, et même de McCartney et de Stones, et Springsteen. Une petite remarque : il est inexact que Thin Lizzy et Gilbert O’Sullivan soient les seuls musiciens irlandais célébrés internationalement avant U2… Il y a tout de même Van Morrison ! Brice Depasse évoque encore des émissions de télévision qui rappelleront bien des souvenirs à beaucoup d’entre nous.

Conclusion

Ce livre n’est pas exhaustif et ne prétend pas l’être. Il correspond à la sensibilité et aux souvenirs de l’auteur, qui sont ceux d’un très gros lectorat. L’auteur de cette chronique y ajouterait la formidable vague de rockabilly avec the Stray Cats et des groupes anglais. Les Américains enflamment tout le monde dès leur arrivée fracassante en 1980.

Deux hits énormes dès leurs débuts : Runaway Boys (1980), Rock This Town devenu une expression courante (1981). Puis Stray Cat Strut (1981) et une palanquée d’albums… 1980, l’année d’un film mythique et inconique : The Blues Brothers, de John Landis. Comme une revanche éclatante du blues, du rhythm and blues et de la soul, des genres en déshérence commerciale suite à l’irrésistible vague disco. Avec des mythes encore en pleine forme comme James Brown, Ray Charles, même le vétéran Cab Calloway

Brice Depasse © Wikipedia Commons

La vague rockabilly atteint la Belgique et encore plus la France avec des groupes comme les Teen Kats, les Alligators, le label Big Beat et le retour de Vince Taylor, Crazy Cavan and the Rhythm Rockers, etc. Des artistes rockabilly américains, inconnus chez nous à l’époque -pour beaucoup, même pas de distribution de leurs disques hors des States ! -qui viennent goûter une reconnaissance bien méritée auprès de jeunes souvent même pas nés lors de leurs années rock and roll des débuts.

Je pense à Gene Summers, un dimanche à la TV chez Jacques Martin…on se pinçait. Un show inoubliable de Taylor, Crazy Cavan et autres de Big Beat à l’Olympia, carrément, avec des bandes rivales se poursuivant sur le boulevard ensuite ! Et une grande, immense vague de nostalgie des années soixante…comme celle de la décennie 80 aujourd’hui ! En fait, tout le monde a ses années quatre-vingts ! Qu’on les ait connues et vécues ou non.

Le livre de Bruce Depasse, « Nos Années 80 » © Éditions Chronica

Qu’on s’en souvienne concrètement ou qu’on les fantasme… Elles ont été l’époque bénie de très nombreux concerts magnifiques de cadors du rock and roll et du blues, tous disparus aujourd’hui… Le livre de Brice Depasse constitue un très instructif et palpitant au cœur d’une époque marquante. Il est écrit avec cœur, sincérité et une grande maîtrise de son très vaste sujet.

Brice Depasse, Nos Années 80, Éditions Chronica, 216 pages


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