L’orpheline d’Auschwitz commence par où, la plupart du temps, les autres romans sur le même thème se terminent : la libération des camps.

Il ne faut surtout pas négliger ce titre, L’orpheline d’Auschwitz, qui pourrait sembler attendu, au contraire, il faut le considérer dans toute sa valeur sémantique car, s’il va être question de l’un des pires cauchemars que connut l’humanité, on n’évoquera pas, ou pas seulement, les hordes de déportés entassés dans des wagons pour bestiaux, le travail épuisant mené dans des conditions dantesques, les baraquements dans lesquels étaient projetées des cartouches de gaz Zyklon B et les fumées noires et puantes qui s’élevaient dans le ciel polonais. Il va être plutôt question des conséquences de tout ceci : la réalité crue et amère de l’après, le statut atroce d’orphelinat, orphelinat des proches, des parents, des autres, des compatriotes, des coreligionnaires, de la dignité humaine. L’orphelinat de tout ce qui pouvait constituer la réalité et sa perception avant, avant l’horreur, avant l’enfer.

L’écrivain Anna Stuart © DR

Ce livre raconte l’histoire authentique, à peine romancée, de ceux qui créèrent et animèrent la Communauté de Windermere, à Crosby-on-Eden, tout au nord de l’Angleterre, en 1945, et tentèrent de redonner un peu de joie, un peu de vie, un peu d’espoir à ces centaines d’enfants dont la barbarie nazie avait fait des orphelins. Ce livre est l’histoire de ceux qui travaillèrent inlassablement pour redonner un semblant d’ordre à ce monde dont la moitié au moins était devenu un territoire de l’horreur où tout le monde cherchait tout le monde : les parents leurs enfants, les enfants leurs parents, les proches, les amis, les voisins, …

Ce livre est l’histoire d’Alice Goldenberg qui vivait autrefois à Berlin, où elle s’occupait d’enfants, où elle avait eu un amoureux une fois, en 1917. Seulement voilà, l’amoureux était mort à la guerre, et elle, Alice, avait été obligée de fuir l’Allemagne devenue nazie. Elle s’était retrouvée en Angleterre, accueillie de façon un peu difficile, au tout début, parce qu’après tout elle était quand même de nationalité allemande, même si juive. Et elle ignorait totalement ce qu’étaient devenus son frère, sa belle-sœur et sa nièce, Max, Lilli et Ruthie. Elle avait le sentiment d’avoir trahi les enfants dont elle s’occupait. Aussi est-elle ravie de pouvoir participer à l’édification de la Communauté de Windermere. Elle n’a aucune connaissance médicale mais elle a la chance de travailler avec des médecins et, en particulier, avec Anna Freud, la fille du célèbre psychanalyste. Elle n’a aucune connaissance mais elle a son amour, tout son amour à donner aux enfants, et cela dépasse le terrain de la connaissance.

Une vue de Crosby-on-Eden © DR

Alice va accueillir, entre autres, Natasha Ancel, seize ans, fille de Lydia et Szymon, sœur d’Amelia, mais désormais seule au monde. Quand les portes d’Auschwitz se sont ouvertes, quand Natasha, comme tous les autres, a pu sortir enfin, on lui a dit qu’elle allait pouvoir rentrer chez elle. Seulement, le problème, c’est qu’elle n’avait « Pas de chez elle, pas de famille, et aucune idée de l’endroit où s’était trouvée sa maison, ni de l’endroit où elle pourrait se trouver un jour ».

Natasha est devenue « Tasha », comme si sa mère lui étant enlevée, elle avait, en même temps, perdu une partie de son prénom, une partie d’elle-même. Elle est accueillie à Windermere, elle et son compagnon d’infortune Georg Lieberman.

Telle est la trame générale du roman, tels sont les personnages principaux qui nous sont présentés, mais, tout au long, et en se basant sur des recherches historiques très précises, Anna Stuart nous raconte la détresse profonde des soignants de Windermere. A l’heure où les théories psychanalytiques modernes viennent affirmer que les premières années de vie d’un être humain sont fondamentales sur la formation de son caractère, nul ne sait comment réagir, de façon appropriée, devant ces enfants dont certains n’ont même plus la notion de ce qu’est un père ou une mère.

© City

Les soignants et le personnel d’accueil sont désemparés : toutes leurs actions sont susceptibles d’être mal interprétées par les enfants traumatisés. Nul ne sait comment procéder pour réaccoutumer les enfants à un mode de vie équilibré.

Ils se rendent compte que les bâtiments d’accueil sont un peu trop semblables à ceux des camps, que les procédures d’arrivée à Windermere ressemblent à celles de l’arrivée à Auschwitz. Ils constatent que les enfants demeurent apathiques ou déchainés, distraits ou bruyants, qu’ils n’acceptent ni les ordres, ni le fait d’être en rang, ni les consignes.

Quand les enfants jouent, ils reproduisent ce qu’ils ont vu ou subi : les gardiens et les prisonniers, les premiers harcelant les seconds et les menaçant de les pendre. Les petites italiennes, Mirella et Fiorina « s’amusent » à faire tenir des briques à bout de bras aux petites Judith et Suzi jusqu’à ce que leurs bras vacillent. Beaucoup d’enfants refusent de porter des vêtements de récupération parce que, pour un fils ou fille de tailleur, « les vêtements d’un homme le représentent aux yeux du monde ». Une petite fille ne sait pas ce qu’est une pomme, n’en a jamais vu de sa courte vie, et hésite à croquer dans celle qui lui est offerte, telle une Ève moderne qui, loin de pécher, ne comprendrait même pas que le Paradis put exister. Une autre petite fille se lève toutes les nuits pour aller se doucher parce que ses trois sœurs sont mortes du typhus.

Le chemin de la guérison est long et tortueux et la communauté de Windermere découvre « Toute une génération d’enfants qui n’ont connu que la guerre, que les bombes, que les séparations et les télégrammes annonciateurs de catastrophes. ». Tel est le vrai sujet, présent tout du long, de ce roman palpitant et émouvant : des milliers d’enfants rendus orphelins par Auschwitz, orphelins de leurs parents mais aussi orphelins de tout ce qui fait le sel, la beauté et la douceur de la vie.


Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Auschwitz 1944