Ce dimanche 19 mars, Le 140 présentait un spectacle-choc créé en 2019 au Théâtre National : Paying For It…L’occasion d’ouvrir les yeux sur une réalité ambiguë qui depuis toujours divise, exerçant à la fois un pouvoir de fascination et de répulsion. Un projet du collectif La Brute, spécialisé dans des questions sociales et sociétales que l’on préfère souvent éviter et mettre sous le boisseau d’une bien-pensance confortable. Mise en scène par Jérôme De Falloise, Raven Ruëll et Anne-Sophie Sterck.

Il y a la stigmatisation et des maltraitances tant officielles que du côté obscur de la domination économique, des maquereaux féroces aux clients violents et pervers, jusqu’aux persécutions de tous les pouvoirs, qui néanmoins encaissent goulûment leur part du gâteau (qu’on appelait autrefois «pain de fesses») !

Il y a un an, le 18 mars 2022, on dépénalisait en Belgique les à-côtés de la prostitution, une situation particulièrement hypocrite venant à son terme.

À savoir : la prostitution autorisée mais toute personne vivant par exemple avec une TDS (travailleuse du sexe) pouvant être poursuivie pour proxénétisme…

Ce qui a souvent fait remarquer une évidence : le plus grand proxénète n’est autre que l’État !

©Hubert Amiel

Dans Paying For It, une bande de jeunes comédiennes et comédiens au talent époustouflant nous délivrent des témoignages on ne peut plus divers et variés de cette réalité éternelle mais toujours évolutive.

Une (grande) dame sans qui cette création n’aurait pu avoir lieu : la fameuse Sonia Verstappen, ex-prostituée bruxelloise -durant trente-cinq ans -qui fut la caution, la porte d’entrée de ces jeunes artistes.

Qui ont recueilli la parole rare et précieuse de TDS sur le terrain, avec l’organisation UTSOPI, de défense des droits des TDS, coprésidée par Sonia. Qui assure l’accompagnement dramaturgique du spectacle-choc.

Cris du cœur et du corps

©Hubert Amiel

D’abord une entrée en matière du type «performance» où un ancien habitant du quartier Alhambra -celui de la prostitution, visé par de nombreuses plaintes de riverains -se souvient de sa jeunesse où les TDS étaient connus par leur nom.

Ce début est un peu longuet avec des démonstrations de type «performatif» un peu inutiles où le comédien simule des débuts de crises d’hystérie, parfois en se roulant par terre…

Peu de spectateurs, dans un 140 quasi complet, semblent réceptifs mais vite, un crescendo palpitant se met en place et nous entraîne, toutes et tous.

Jérôme de Falloise est vraiment époustouflant, avec ses faux airs de Poelvoorde jeune. Il joue le rôle d’un vrai policier de la zone rouge du quartier Nord et il est déchirant lorsqu’il raconte, avec la force ravageuse d’un orateur indigné, le meurtre crapuleux d’une pauvre petite prostituée nigériane de quatorze ans baignant dans son sang…

Il nous dévoile la naïveté sans bornes de ces filles importées pour satisfaire les besoins ou envies des clients. Elles se font gruger par des «Docteurs Vaudou» qui osent leur vendre…de la pommade les rendant invisibles ! Certes, ce sont de vraies invisibles, socialement ; mais il s’agit ici d’une invisibilisation physique pour échapper aux contrôles policiers !

De Falloise raconte une descente de flics où une telle malheureuse restait immobile en finissant par avouer qu’elle était persuadée de ne pas être vue par les flics venus l’interroger, grâce à cette pommade magique ! Oui cela se passe à trois minutes de ces quais de gare (du Nord) où vous vous embarquez pour de beaux week-ends à la mer ou ailleurs… 

©Hubert Amiel

On n’oublie pas les liens forts qui ont uni le monde du spectacle et de la prostitution : les danseuses et actrices, notamment à l’opéra, qui après la représentation en donnaient une autre, plus intime, à un spectateur unique qui venaient les chercher après avoir fait son choix…

Comme un continuum tout à fait naturel et qui ne choquait personne ou presque.

Ces petits modèles de sculpture comme Degas : un exemple cité, une petite danseuse sculptée par lui La Petite Danseuse de Quatorze Ans (1881) : Marie Van Goethem.

Abolition ou non…That’s the question !

La prostitution est la cible des abolitionnistes, comme le mouvement Le Nid.

Le spectacle met le doigt sur une évidence : la position abolitionniste correspond à une conviction idéologique. Le corps de la femme ne peut se vendre, il ne peut être «réifié», n’est pas un objet.

Nos comédiennes, qui jouent toutes à merveille le rôle d’une TDS, proclament avec force une évidence…Il est illusoire d’éradiquer la prostitution. En rendant l’exercice impossible, en pénalisant les clients comme sous Sarkozy, on la rend bien plus dangereuse, précaire, sujette à des difficultés invivables. Elle perdure mais en bien pire encore.

On stigmatise les TDS du bas de l’échelle, souvent sans papiers, parfois droguées.

Les escortes de luxe qui se font offrir des week-ends de rêve dans des lieux fréquentés par des clients richissimes, ne sont pas lésées…

«Pute» (putain) est une insulte dans le langage courant. Ce mot comporte de nombreux synonymes : prostituée, marcheuse, péripatéticienne, tapineuse, escorte ou escort girl  et autres.

Mais dans l’Antiquité grecque, certaines prostituées de haut rang étaient respectées et appartenaient aux couches supérieures de la société : les courtisanes, ou hétaïres… ! Aujourd’hui, tous les cas de figure existent.

©Hubert Amiel

Marion Gabbele, qui incarne de façon exceptionnelle Sonia Verstappen, raconte le cas d’un jeune Arabe en colère, qui tourne autour de sa carrée. Elle finit par l’interroger : il se plaint du racisme que lui, le «sale Arabe», subit, des contrôles policiers incessants, etc.

Et elle finit par le calmer… «Si tu es un sale Arabe, moi je suis une sale pute !»

Le jeune homme en colère -pardonnez-moi d’être explicite-finit par passer du temps…à lui lécher les seins longuement et en partant lui dit : «Merci madame» !

Des clients violents, pervers et misogynes, qui pensent que le paiement leur donne tous les droits, cela existe. Des types odieux, abjects qui ont sûrement subi de graves blessures, des manques, des déficiences criantes en fait d’éducation (ou aucune éducation).

Mais cela n’excuse pas l’attitude lâche et répugnante de faire…payer des femmes courageuses et souvent victimes elles-mêmes, qui ne sont en rien responsables des malheurs de ces petits mecs ni déconstruits ni construits mais dépourvus de l’empathie la plus basique.

De vrais infirmes, comme des chats sans moustache…

Mais des infirmes méchants et toxiques, parfois dangereux voire psychopathes.

Cependant l’exemple du client paumé et gentil de Sonia, cité plus haut, rend caduc le jugement d’une féministe radicale qui proclame -sans demander l’avis des principales concernées, sûrement bien moins qualifiées qu’elle -qu’aller voir une TDS est une preuve de «haine des femmes». Autrement dit : un langage surplombant, un jugement définitif et tout le monde dans le même sac…ce qu’on appelle aujourd’hui : l’essentialisation (un mécanisme concomitant du racisme, tout bêtement).

De nombreuses annonces en ligne de TDS précisent que sont bienvenus les clients en situation de handicap, de tous genres, physique et mental. Ce qui met en avant la question de l’assistance sexuelle : inadmissible selon certaines personnes…Indispensable selon d’autres. Un tétraplégique en chaise roulante ira donc draguer par lui-même, si toute assistance sexuelle est interdite ?

Et une question : pourquoi se focaliser sur la question du sexe, toujours le sexe ?

Ce qui fut pointé à très juste titre : de nombreux clients, y compris valides, ne cherchent pas tant une passe sexuelle qu’un contact, verbal et sensuel où le sexe peut parfaitement manquer à l’appel…Si le vrai besoin n’est en fait pas sexuel avant tout. Si le vrai ennemi est en fait, une insupportable solitude. Mais plus certaines réalités humaines sont évidentes, moins certaines personnes veulent les comprendre et c’est…incompréhensible !

©Hubert Amiel

Tous les types humains défilent dans les déclamations et témoignages convaincants et enflammés de nos formidables jeunes artistes.

Parfois l’atmosphère se détend, on évoque des rencontres TDS -clients (on n’évoque pas les clientes dans Paying For It) où de vraies amitiés se créent, loin des clichés et des anathèmes, loin de l’argent qui ne parvient pas toujours à tout pourrir.. À une époque où on ne jure que par la fluidité, admettons la fluidité, les infinies variantes d’une réalité prostitutionnelle qui est souvent -ne l’oublions jamais -cruelle, barbare, abjecte.

Mais qui n’est pas que cela, pas pour tout le monde ni tout le temps…  

On termine par le souvenir d’une passe mémorable. Le client est…un croque-mort.

En pleine action, il s’exclame : «C’est la première fois que je serre un corps vivant !» La plus sensationnelle réplique de Paying For It, selon le spectateur bluffé qui vous livre ce compte-rendu !

Tout cela fut suivi d’un débat intéressant mais avec d’autres intervenants et intervenantes, dont une TDS et un policier de la zone Nord, sur les réalités bien concrètes du moment.

La Brute a reçu le prix Maeterlinck 2020 du meilleur auteur/de la meilleure autrice pour le spectacle Paying for it. Ces représentations ont été rendues possibles grâce à une subvention de l’Institut pour l’Égalité des femmes et des hommes et de la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité.

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De retour !

N’hésitez pas à (re)voir ce très grand moment de scène, directement inspiré par la vie, une certaine vie : le spectacle puis un débat, avec le 8 avril à la Maison poème la vraie Sonia Verstappen !

Au Centre culturel d’Uccle le mardi 4 avril : info@ccu.be.

Maison poème à Saint-Gilles les 7-8-9 avril.