« Ribera, Ténèbres et lumières » au Petit Palais
Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage. Jusqu’au 23 février 2025.
De Jusepe de Ribera, on pourrait dire qu’il demeure un « inconnu célèbre » tant l’artiste, copié par Manet, adulé par Baudelaire, connut sa période d’oubli. Il fallut, par exemple (et c’est symptomatique) attendre les recherches de l’historien Gianni Papi en 2002 pour que l’immense toile Le jugement de Salomon (1609) lui soit enfin attribuée, dévoilant ainsi tout un pan méconnu (la période « romaine ») de Ribera, et une soixantaine d’œuvres de la même époque. D’ailleurs, la présente exposition au Petit Palais est tout bonnement la première monographie consacrée à l’auteur valencien.
L’héritier terrible du Caravage © Photo Alain Girodet
Natif d’Espagne, l’artiste vivra et travaillera en Italie, à Rome d’abord puis à Naples. Il a 15 ans quand il arrive à Rome, en mai 1606, dans une ville qui ne se remet toujours pas du passage du cyclone Caravage. On ne peut plus peindre de la même façon après Le Caravage, et ce sera le cas du jeune Ribera. L’a-t-il rencontré ? On l’ignore. En tous cas, son influence est immédiate et profonde. Chez Ribera, désormais, comme chez Le Caravage, on fait poser un modèle vivant, le cadrage est surprenant et, pourrait-on dire de façon anachronique, « cinématographique », le trait est masqué par le recours au clair-obscur, les thèmes, fussent-ils religieux, sont traités avec naturalisme. Chez Ribera, comme chez Le Caravage, les sujets émergent des bas-fonds mais ils sont sublimés.
Les célèbres trognes de Ribera © Photo Alain Girodet
Tout le travail de Ribera est profondément marqué par la recherche de « l’humain ». Souvent même, le modèle l’emporte sur le sujet : ainsi son David et Goliath, où David, bien loin d’être le héros, jeune certes mais déjà musculeux et fascinant, est un tout jeune garçon encore frêle qui vient de l’emporter par la ruse (David tenant la tête de Goliath,1620).
« David tenant la tête de Goliath » © Photo Alain Girodet
Ribera chérit ses modèles et il les montre dans toute leur profonde humanité : les visages sont des trognes, les êtres sont des gueux, ils vivent, transpirent, mangent, boivent, forniquent et évacuent. Les visages peuvent être de guingois et les bouches tordues (Jeune fille au tambourin,1637), les oreilles peuvent être décollées (Un philosophe, 1612). Il n’hésite pas (on le voit encore mieux dans ses dessins qui sont autant de tentatives) à montrer le hideux, le vulgaire, le pénible mais qui est aussi le vrai : les boutons, les goitres, les pustules, les grosseurs, les cicatrices, les verrues, les cancers. Mais c’est seulement qu’ils sont vrais, ces hommes et ces femmes. De plus Ribera ne se refuse pas un certain humour, voire un certain cynisme : pour son Allégorie de l’odorat de 1615, il ne choisit pas une rose mais un oignon. L’odeur en est, certes, moins noble, mais réaliste et reconnaissable.
« Allégorie de l’Odorat », 1615. Avec le fameux oignon © Photo Alain Girodet
Et puis, là encore comme chez son maître Caravage, chez Ribera, la gestuelle est dramatique, les passions sont torrides, les mouvements, les gestes et les expressions du visage sont exacerbés. Et cela plaît. Le jeune homme est bientôt réputé, en particulier pour sa rapidité d’exécution (deux jours pour une figure de saint, cinq seulement pour une grande composition). Mais cela ne lui suffit pas. On le paye bien, et d’ailleurs il mène grand train de vie, dépensant en nourriture, boisson, prostituées et plaisirs divers, mais il ne signe pas ses tableaux. Ce qu’il fait, à Rome, demeure un pur et simple artisanat au service de la religion, de l’ordre et du pouvoir, et s’il commence à être connu, ce n’est que sous le sobriquet légèrement péjoratif de « Lo spagnoletto » (le petit Espagnol). Alors il part.
Le Christ © Photo Alain Girodet
A partir de 1616 il est à Naples (suivant d’ailleurs, du coup, le même itinéraire que Le Caravage). Et sa « vraie » carrière démarre. Naples est possession espagnole, dirigée par des vice-rois, et Ribera y trouve la protection du marquis Vincenzo Giustiniani, du cardinal Scipione Borghese et du duc Mario Farnèse.
Son œuvre est désormais reconnue, il acquiert le statut de « peintre de cour », il est considéré comme le chef de file du naturalisme napolitain et il sera même décoré de l’Ordre du Saint Esprit en 1626. A présent, non seulement il signe ses œuvres, mais il le fait sur la pierre, sur l’arbre, sur des cartelinos déchirés ou bien sur le crâne du squelette (Saint Jérôme, 1643). Ribera est présent, de partout, dans son œuvre.
La signature de l’artiste sur le crâne du squelette © Photo Alain Girodet
Son style connaît une évolution décisive : la brosse large va, dans ces années-là, s’affiner pour mieux modeler les matières, tant les tissus que la chair ou les poils humains. Ribera travaille jusqu’à l’illusion parfaite la barbe, les cheveux, les chairs, les rides, et tous les micro-défauts de l’apparence humaine qui constituent autant de traits d’authenticité.
© Photo Alain Girodet
Aucune toile, peut-être, n’est aussi représentative et frappante que Lamentation sur le Christ mort de 1633 dans laquelle Ribera s’efforce de rendre, avec une dramaturgie intense, les plaies encore ouvertes d’un Christ dont le corps est déjà décoloré par la mort et les lèvres cyanosées tandis que, dans un repli du linceul qui l’entoure, on aperçoit un œil humain ouvert et fixé sur le spectateur, comme si l’artiste lui-même nous observait, nous, le public, en nous demandant des comptes sur cette divine dégradation.
Une influence caravagesque © Photo Alain Girodet
La palette se diversifie et, sur le fond noir intense se détachent des éclats de couleurs vibrantes et électriques, des bleus, des rouges, des verts et des mauves.
Désormais il veut représenter le réel, tout le réel, en le magnifiant. Les sujets, d’ailleurs, eux aussi se diversifient. Il s’essaye à la Mythologie antique (Apollon et Marsyas, 1637), aux étrangetés de la réalité (Maddalena Ventura et son mari « la Femme à barbe, » 1631, Le pied-bot, 1642), et c’est pour mieux, à chaque fois, sublimer ses modèles et transfigurer son propos.
Maddalena Ventura et son mari « la Femme à barbe, » 1631 © Photo Alain Girodet
Mais c’est toujours un univers sensible que représente Ribera. Il veut convaincre, il veut émouvoir. Et la force de cette démonstration rhétorique et sensible passe immanquablement par le jeu des regards. Dans Le martyre de Saint Barthélémy de 1628 (un thème qu’il affectionne), c’est le soldat tortureur qui fixe le spectateur et le prend à parti. Dans la version de 1644 du même, ce sera le Saint lui-même qui va regarder le spectateur : il faut sensibiliser. La foi ne peut passer que par l’émotion. C’est la grande leçon baroque et artistique de Ribera.
L’humain, rien que l’humain © Photo Alain Girodet
Aucune toile peut-être n’est aussi intéressante que Le reniement de Saint Pierre (1615). La composition paraît étonnante puisque seule la moitié droite de la toile représente réellement le sujet évoqué (le reniement) : le reste, tout le reste, figure une scène de la vie quotidienne, quatre hommes, assis autour d’un tonneau en guise de table, occupés à jouer aux cartes et, bien entendu, à tricher. Un spectateur du jeu de cartes a remarqué Pierre et le désigne du doigt, ainsi qu’une femme près de lui, l’accusant sans doute à ce moment précis d’avoir fait partie des proches de celui qu’on venait de crucifier.
© Photo Alain Girodet
C’est-à-dire qu’à gauche se déroule une tricherie matérielle, celle qui consiste à truquer un jeu pour emporter la mise, tandis qu’à droite se déroule une tricherie morale, celle qui consiste à mentir pour sauver sa vie. Et qu’au final, pour Ribera, la mise en situation scénique est tout aussi importante que le fait biblique lui-même : on ne peut éduquer le spectateur qu’à la condition de lui raconter une histoire. Pour l’élever, le spectateur, il faut le distraire, l’étonner, l’étourdir.
Au-delà des siècles, et quels que soient les sujets, des centaines d’années plus tard, Ribera continue de nous raconter des histoires. Et ces histoires nous touchent.
Étude de chauve-souris et d’oreille, sanguine © Photo Alain Girodet
Pour votre visite à Paris, du mardi au dimanche, et jusqu’au 23 février 2025, toutes les informations sur le site du Petit Palais.