Tori et Lokita, l’alliance par-delà le sang
Les frères Dardenne font leur retour dans les salles obscures, avec leur douzième long métrage : Tori et Lokita, où la politique martèle les corps en exil.
Dans leur dernier film, qui succède « Le jeune Ahmed » et qui vient s’installer à la suite d’une filmographie unanimement acclamée : deux palmes d’or à Cannes, d’abord en 1999 avec « Rosetta », et ensuite, en 2005 pour « L’enfant ». Cette année, les deux frères belges sont revenus de Cannes avec le Prix spécial du festival (Prix du 75ème anniversaire de Cannes), prix décerné tous les 5 ans par le jury, en plus du Prix du jury.
Faire alliance dans l’exil
Lokita occupe l’entièreté du cadre. La voix d’une fonctionnaire du service d’accueil des étrangers s’immisce progressivement à l’intérieur du plan. Les questions griffent avec impudeur son visage, l’imprègnent. Jusqu’à la crise d’angoisse. En cinq minutes, les frères Dardenne nous immergent dans les profondeurs caractéristiques de leur style cinématographique : des plans qui tremblent, comme par pudeur, tenus à l’épaules, l’attention portée sur le visage -l’appel d’être lévinassien dont ils se revendiquent explicitement-, la chorégraphie cinématographique et toujours une justesse spatiale, l’art de la bonne distance.
Tori et Lokita, interprétés par Pablo Schils et Joely Mbundu, sont deux jeunes réfugiés dont l’amitié donne l’impression d’une réelle fraternité. Ils se sont rencontrés sur un bateau, lors de leur traversée de la Méditerranée. Les deux partagent la même chambre, dans un centre d’asile liégeois. Tori obtient des papiers, étant reconnu comme ayant été en danger, considéré par sa communauté comme un enfant-sorcier, tandis que Lokita n’y a pas le droit. Les deux Mena essayent en vain de prouver un lien de parenté au service d’immigration, pour sortir Lokita du purgatoire migratoire. Cette tentative, bien plus qu’une stratégie, relève de la nécessité d’être ensemble, de continuer à faire corps à deux, dans une alliance qui transcende sa fonctionnalité. Lokita, en échange d’une promesse de papier, va s’engager dans le trafic de drogue.
Les malheurs de la vertu et la prospérité du vice
Chorégraphie sadienne, où la jeune Lokita, Justine des temps modernes se retrouve balancée de galères en problèmes, dans un univers grisâtre, où la méchanceté semble être le dernier carburant social. Une adversité que les réalisateurs prennent soin de située à l’intérieur d’une chaine de contraintes, tout en la nuançant par des coups de gentillesses, à l’image du racketeur qui finit par laisser 30€ sur les 50€, ou du contremaître qui offre des focaccias et des pizzas à ses esclaves.
Politique de l’image
Dans la continuité de l’esthétique qu’ils ont amené au septième art, la mise en scène de « Tori et Lokita » est intentionnellement rêche, pour distinguer politiquement leur écriture de tout sensationnalisme médiatique : « Filmer un être humain qui ne se réduise pas à être le support vivant d’une souffrance, filmer cet être est devenu un acte de résistance cinématographique [contre] l’esthétique victimaire », théorisait Luc Dardenne dans « Au dos des images ».
Les films des frères Dardenne dépassent le déploiement d’une mécanique presque causale entre un milieu originaire et milieu dérivé, ils exposent des êtres singuliers, perdus entre les deux. Cette perdition, en plus d’être localisée dans des problématiques d’ordres sociologiques et psychologiques ouvre une dimension existentialiste du cinéma : regarder un film des frères, c’est plonger à l’intérieur de l’être-au-monde des protagonistes.
Performativité visuelle
Leur cinéma développe un diagnostic de notre société contemporaine, une ontologie du présent. La légende -bien que démentie par Jean-Pierre Dardenne dans les colonnes du Guardian- voudrait qu’en réaction aux pérégrinations traversées par « Rosetta », le gouvernement belge ait instauré la « Convention du premier emploi » (CEP), également appelée Plan Rosetta, obligeant les employeurs d’un minimum de 50 employés à embaucher 3% de jeunes.
« Tori et Lokita » , ou l’alliance par-delà le sang fait comprendre par le corps une réalité qui a tendance à se perdre à travers des chiffres, nous espérons naïvement que cette expérience cinématographique débouche sur des actions concrètes.