Mercredi, c’était la première de Tristan et Isolde de Richard Wagner à l’opéra de Lille dont j’ai retracé l’histoire dans l’un de mes derniers articles. J’ai foulé avec un plaisir non dissimulé le tapis rouge de l’escalier central pour accéder au grand foyer en attendant que retentisse la sonnerie indiquant au public de venir s’installer dans la salle de spectacle. Alors que les musiciens accordent leurs instruments dans la fosse, je m’apprête à vivre la passion de deux héros mythiques que je connais bien à travers les différentes versions des auteurs du XIIe siècle mais dont je n’ai jamais vu l’adaptation lyrique.

Les quatre heures de spectacle réservent à la profane que je suis en matière d’art lyrique un certain nombre de surprises bonnes et moins bonnes que je me propose de partager avec vous. Installez-vous confortablement si possible dans un fauteuil écarlate et n’hésitez pas à mettre en fond sonore un enregistrement de Tristan et Isolde.

La salle de spectacle de l’opéra de Lille © photo Frédérique Vanandrewelt

La légende de Tristan et Iseult

Ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. Tristan et Isolde.

La légende de Tristan et Iseult fait partie au Moyen-Âge du répertoire des poètes ambulants qui se déplaçaient de châteaux en châteaux et de villages en villages. Les versions de cette légende d’origine celtique sont nombreuses de Thomas d’Angleterre (vers 1172) à Béroul (vers 1175) jusqu’à Marie de France (vers 1180). Sept siècles plus tard, un jeune médiéviste, Joseph Bédier, réalise un superbe travail en compilant différents fragments pour reconstituer l’histoire complète. Les péripéties changent selon les traductions mais on retrouve un canevas à peu près identique avec des tonalités et des univers différents suivant les périodes. On trouve même au treizième siècle un Tristan en prose relié au cycle arthurien attribué à Luce de Gat relayé ensuite par Helie de Boron.

Tristan et Iseut buvant le philtre © Bibliothèque Nationale de France

Orphelin, Tristan est confié à son oncle Marc, roi de Cornouailles. Chaque année, un tribut de jeunes gens devait être payé au géant le Morholt, Tristan le défie et le tue mais il est blessé et c’est Iseult la Blonde, fille du roi d’Irlande qui le soigne. Or Iseult doit épouser le roi Marc qui demande à son neveu de l’escorter jusqu’à lui. Sur le bateau qui les conduit d’Irlande à la Cornouaille, les deux jeunes gens boivent par erreur le philtre d’amour destiné à Iseult et Marc. Ils tombent aussitôt éperdument amoureux l’un de l’autre. Le mariage prévu est cependant célébré mais Tristan et Iseult continuent de s’aimer en secret.

Dénoncés par des jaloux, ils sont contraints de se séparer. Tristan épouse Iseult aux blanches mains mais pense toujours à sa bien-aimée Iseult la Blonde. Lors d’une bataille, il est mortellement blessé, seule Iseult la Blonde peut le soigner et il l’envoie chercher. Son épouse, jalouse, lui fait croire qu’elle ne viendra pas et Tristan meurt de chagrin. Quand Iseult arrive à son chevet, elle meurt à son tour de douleur et Marc, vaincu par la force de leur lien les fait enterrer ensemble.

Tristan et Iseut dans la forêt du Morois © Bibliothèque Nationale de France

L’adaptation de Richard Wagner

Comme dans mon existence je n’ai jamais connu le vrai bonheur de l’amour, je veux élever au plus beau de tous les rêves un monument où, du début à la fin, cet amour s’accomplira cette fois vraiment jusqu’à la saturation.

Richard Wagner à Franz Liszt en décembre 1854

Richard Wagner est né le 22 mai 1813 à Leipzig. Sa mère épouse en secondes noces l’acteur et dramaturge Ludwig Geyer qui transmet à l’enfant sa passion pour le théâtre. Après une scolarité chaotique, il étudie la musique à l’université de Leipzig. Son premier opéra, Les Fées, voit le jour en 1833, il ne sera joué que cinquante ans plus tard. Directeur musical à l’opéra de Wurtzbourg puis à celui de Magdebourg, il continue de composer sans grand succès. Il épouse Minna Planer en 1836 mais ne sera pas heureux en ménage ; criblé de dettes, le couple fuit à Londres puis à Paris. Ses compositions rencontrent enfin le succès lorsqu’il rentre en Allemagne quelques années plus tard et met en scène à Dresde Le vaisseau fantôme et Tannhäuser et le tournoi des chanteurs à la Wartburg. En raison de son engagement dans les milieux anarchistes, Wagner est contraint de s’exiler en Suisse en 1849 après la répression de l’insurrection contre le gouvernement saxon.

Richard Wagner, par Pierre Auguste Renoir, 1882 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)

À Zurich, il présente une nouvelle conception de l’opéra, la Gesamtkunstwerk ou « œuvre d’art totale » dans laquelle on associe la musique, le chant, la danse, la poésie, le théâtre et les arts plastiques. Richard Wagner s’intéresse très tôt au thème de Tristan. De 1842 à 1849, il réunit des textes de G de Strasbourg (1205-1210), de H F Hassmann (1843), de F H Von der Hagen (1823) et Le lai du chèvrefeuille de Marie de France (vers 1180). Il est également influencé par la lecture de Schopenhauer et celle de l’introduction à l’histoire du bouddhisme indien d’Eugène Burnouf. Il écrit une première ébauche en 1854 basée sur le récit médiéval puis la reprend en 1856 hanté par une ligne mélodique obsédante. Le compositeur s’approprie la légende, l’interprète et la modifie pour en faire l’hymne Wagnérien à l’amour et à la mort inspiré, dit-on, par son amour impossible pour Mathilde Wesendonck.

Mathilde Wesendonck, vers 1850, par Johann Conrad Dorner © DR

En 1862, Richard Wagner et Minna se séparent et le compositeur est rappelé à Munich par le jeune roi Louis II de Bavière qui l’admire. Il peut dès lors monter Tristan et Isolde et la première a lieu le 10 juin 1865 et remporte un vif succès. Wagner n’a conservé de la fable originelle que les éléments essentiels, il réduit le nombre de personnages et simplifie l’intrigue. Dans le premier acte, Tristan et Isolde naviguent vers la Cornouaille où le roi Marke attend sa future épouse. Isolde est furieuse contre Tristan qui a tué Morhold, son fiancé. Elle a toutefois soigné les blessures du jeune homme et ne supporte pas son indifférence. Elle décide de partager un filtre de mort avec Tristan mais sa suivante le remplace par un philtre d’amour qui les entraîne dans une passion irrésistible. Dans le deuxième acte, Isolde a épousé Marke et voit Tristan en secret mais le traître Melot les dénonce. Tristan défie alors Melot et se jette sur son épée. Le troisième acte voit Tristan agoniser dans l’attente d’Isolde qui arrive trop tard pour le sauver et meurt de douleur à ses côtés.

La belle mise en scène de Tiago Rodrigues © DR

La mise en scène de Tiago Rodrigues

Tristan et Isolde, c’est comme si j’écrivais trois cents poèmes d’amour pour ne pas dire « je t’aime« 

Tiago Rodrigues

Le décor de Fernando Ribeiro est monumental, des rayonnages en arc de cercle et sur trois étages contiennent ce qui ressemble à des feuillets par centaines. Dans la lumière bleutée de Rui Montero, une danseuse et un danseur (Sofia Dias et Vίtor Roriz) miment un long corps à corps silencieux puis vont chercher les pancartes dans les rayonnages et les exhibent au public. Nous apprenons ainsi que nous sommes dans « une archive de mondes imaginaires » ; Tiago Rodrigues, homme de théâtre lisboète a décidé de remplacer le surtitrage habituel à l’opéra par un texte qu’il a écrit lui-même et qui est transcrit sur les pancartes extraites des étagères et présentées tout au long des actes par les danseurs aux spectateurs. Si l’idée m’a séduite dans un premier temps, j’ai vite été lassée par ces étiquettes imposées au regard qui me distrayaient du spectacle lui-même et dont le contenu s’est avéré très décevant au regard du livret de Wagner. Pour sa première mise en scène lyrique, Tiago Rodrigues choisit de confier le mouvement aux danseurs et laisse les interprètes dans une quasi immobilité.

Sofia Dias et Vίtor Roriz, danseurs et chorégraphes © DR

La distribution est de qualité et Cornelius Meister dirige l’Orchestre National de Lille avec brio. J’ai été emportée par le souffle wagnérien et les interprétations du ténor Daniel Brenna dans le rôle de Tristan, de la soprano Annemarie Kremer dans celui d’Isolde m’ont convaincue de même que David Steffens, Alexandre Duhamel et David Ireland incarnant respectivement le roi Marke, Kurwenal et Melot. Mais les plus grandes émotions m’ont été procurées la soprano Marie-Adeline Henry dans le rôle de Brangäne tant ses contrastes vocaux expriment avec justesse les sentiments de la suivante d’Isolde.

Marie-Adeline Henrydans le rôle de Brangäne © DR

Les quatre heures de spectacle sont passées très vite et je salue la performance des danseurs qui deviennent au fil des actes des doubles expressifs de Tristan et Isolde, « l’homme triste » et « la femme triste » qui en perdant leurs identités gagnent à l’universalité. Je salue également le courage d’Annemarie Kremer qui, blessée à la cheville dès le début des répétitions, assume son rôle avec courage et talent.

Tiago Rodrigues © DR

Pendant les deux entractes de trente minutes, je vous invite à profiter des buffets assurés par la maison Meert dont la réputation n’est plus à faire sur la place de Lille. Vous dégusterez un en-cas et un rafraîchissement dans le grand foyer en admirant la vue sur la grand-place. N’hésitez pas à faire le tour de cette magnifique salle parquetée au plafond féérique dont je vous ai déjà parlé et qui prend sous les éclairages nocturnes une toute autre dimension.Vous pouvez également bénéficier dans ce joli cadre d’une introduction à l’œuvre trente minutes avant chaque représentation.

Il vous reste trois dates pour vivre cette belle expérience à Lille : les 21, 24 et 28 mars et deux dates à Caen : les 31 mars et 2 avril.

Courte interview de Tiago Rodrigues en FR :


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