Les vampires, comme les diamants, sont éternels. Adrien Beau nous livre ici une pépite, un premier film très réussi, très subtil, à la fois sombre et poétique, très loin des clichés vampiriques, un véritable conte gothique : Le Vourdalak.

Qu’est-ce qu’un Vourdalak ?

Le mot est étrange et sonne curieusement aux oreilles habituées à celui de « Vampyre », et pourtant c’est bien de son cousin qu’il s’agit. Le « Vourdalak » est un concept répandu dans les Balkans au sens large où il s’appelle selon les régions : vrikolakas en grec, varcolaci en roumain, vukodlac en serbe, et vourdalak en russe ou en ukrainien. Les Français l’ont traduit par broucolaque. Son équivalent du temps en France est le cauque-mar, appellation qui a donné le mot « cauchemar ». Le peintre de l’Etrange Johann Füssli, à la fin du XVIIIe siècle, a été fort marqué par ces visions cauchemardesques.

Le Cauchemar, par Johann Füssli, 1781 © Detroit Institute of Arts

Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708), dans Le Voyage dans le Levant, le décrit comme une sorte de loup-garou, et Dom Augustin Calmet (1672-1757), l’abbé bénédictin de Senones, et inoubliable auteur du Traité sur les Apparitions des Esprits et sur les Vampires, le cite souvent dans ses considérations vampiriques. Un vourdalak est donc un revenant en corps, un non-mort qui, comme les vampires, se nourrit des vivants. On s’en débarrasse par conséquent de la même manière que pour les vampires : un bon pieu dans le cœur, tête tranchée, découpage du corps en petits morceaux, puis crémation et dispersion des restes.

Les choses du tombeau se doivent d’y rester…

Sdenka, dans Le Vourdalak

Avec une particularité : le vourdalak s’attaque spécifiquement aux gens qui l’aiment ou l’ont aimé, à sa famille et ses proches. Vampiriser sa famille, ses enfants, ses amis, voilà une occupation bien ingrate à laquelle s’adonne le vieux Gorcha, le vourdalak du film. C’est du drame social dans les campagnes. Nous sommes donc loin de l’aristocrate empesé à la Dracula, mais plutôt face à un paysan madré, inflexible et cruel, dévoreur de sa propre progéniture. Si cette famille n’est pas dysfonctionnelle, alors que je sois mordu !

Ariane Labed dans le rôle de Sdenka © Adrien Beau

Une famille aux prises avec un vampire

L’histoire a été écrite vers 1840 par Alexis Tolstoï, soit près de soixante ans avant la parution du Dracula de Bram Stoker, mais a été publiée de façon posthume en 1884. C’est une histoire courte d’une vingtaine de pages, rédigée à l’époque en français par ce cousin de Léon Tolstoï. Une fable horrifique, une histoire de vampire typique du genre gothique.

Un vieil aristocrate, le marquis d’Urfé, raconte en 1815 un souvenir de sa jeunesse qui l’a marqué à vie. Se rendant en Moldavie pour prendre des fonctions diplomatiques auprès de la cour moldave, il s’arrête chemin faisant dans la maison d’une famille de paysans dont le père, véritable pater familias autoritaire et intransigeant, est parti combattre dans la montagne.

Kacey Mottet-Klein dans le rôle du marquis d’Urfé © Adrien Beau

Il a prévenu : « Mes enfants, attendez-moi six jours. Si au terme de ces six jours je ne suis pas revenu, dites une prière à ma mémoire car je serai tué au combat… Mais si jamais, ce dont Dieu vous garde, je revenais après six jours révolus, je vous ordonne de ne point me laisser entrer, quoi que je puisse dire ou faire, car je ne serais plus qu’un maudit Vourdalak ». 

Il reviendra juste à temps, au moment où les six jours finissent de s’écouler et que les cloches sonnent. Difficile de savoir : est-il encore un humain ou déjà un Vourdalak ?

Le corps du Vourdalak à gauche, sa voix et son âme à droite (Adrien Beau) © Les Films du Bal

La suite nous l’apprendra bien assez tôt, et comme le pire est toujours certain, le pauvre jeune marquis va se retrouver au milieu d’une épouvantable tuerie familiale. L’amour n’est pas absent de l’histoire, car le jeune Français est épris de la jeune fille de la maison. Sous le même toit se retrouvent coincés des gens très différents les uns des autres, tous liés par des sentiments forts et par la peur de la mort qui rôde sous les traits du père. Un huis clos horrifique excellemment rendu par le réalisateur.

« Monseigneur Adrien Beau a un goût exquis »

De ce synopsis court mais intense, Adrien Beau a réalisé un premier film très réussi, un vrai film d’auteur d’une délicate élégance, une douce horreur esthétisante qu’on ne rencontre pas dans les superproductions.

Sa vision des personnages nous entraîne dans une fable plus contemporaine qu’il n’y paraît, avec une dénonciation subtile du patriarcat, et avec des personnages moins caricaturaux que dans l’histoire originale. Les acteurs Kacey Mottet-Klein (le marquis d’Urfé), Ariane Labed (une Sdenka rappelant Médée de Pasolini quand elle déclame) et Grégoire Colin (Jegor) sont admirables.

Vous reprendrez bien un doigt d’horreur gothique ? © Adrien Beau

Adrien Beau est un grand amateur de littérature fantastique, que ce soit Mary Shelley, Edgar Allan Poe, Oscar Wilde, et d’autres plus pointus comme Alexis Constantinovitch Tolstoï. Il a coécrit avec Hadrien Bouvier un scénario basé sur l’œuvre de Tolstoï. Et pour accentuer l’atmosphère étrange du film, il l’a tourné avec une caméra 16 mm dont le grain naturel apporte un cachet suranné et fantomatique très particulier.

Le film, tourné en France et produit par Judith Lou Lévy et Lola Pacchioni, n’est pas la première œuvre du réalisateur, mais jusqu’à présent il n’avait réalisé que des courts métrages, comme Les Condiments Irréguliers, l’histoire de la marquise de Brinvilliers, l’empoisonneuse. Dans cette réalisation on reconnaît déjà toute l’attention qu’Adrien Beau accorde à la bande-son.

Quant au personnage du Vourdalak, c’est une marionnette qu’Adrien Beau a créée lui-même, et qu’il anime, une main dans la tête de l’objet, une pour le bras gauche; un assistant anime le bras droit. Cela crée une distanciation par rapport à la réalité, plus subtile que des effets spéciaux. Le résultat est saisissant et a été bien capté par la caméra de David Chizaillet. Quant à la voix du monstre c’est celle du réalisateur lui-même. Adrien Beau est donc devenu un Vourdalak pour les besoins de son film, il donne d’ailleurs des interviews assis dans son cercueil !

Le réalisateur Adrien Beau © Adrien Beau

Alexis Tolstoï, l’étrange auteur de La Famille du Vourdalak

Le comte Alexis Constantinovitch Tolstoï (1817-1875) est un lointain cousin de Léon Tolstoï. Il y a deux Alexis Tolstoï qui sont connus dans la famille Tolstoï, l’autre est le comte Alexis Nicolaiévitch Tolstoï (1882-1945), un auteur à succès de l’époque soviétique, rien à voir avec celui qui nous occupe.

Les parents du petit Alexis Tolstoï se séparent quand il est tout petit, il sera élevé par sa mère, une très riche héritière, et par le frère de celle-ci, Alexis Perovsky, qui sera comme un second père pour le petit garçon. Cet oncle écrira même spécialement à son intention un conte fantastique pour enfants, La Poule Noire, ou le Monde Souterrain, qui deviendra un classique de la littérature enfantine russe, et qui a ouvert l’esprit du jeune Alexis Tolstoï au monde non-ordinaire.

Alexis Constantinovitch Tolstoï (1817-1875), peint par Karl Brioullov en 1836 © Musée de l’Ermitage, St Pétersbourg

Privilégié, il est éduqué en compagnie de l’Héritier du Trône de Russie, le futur Alexandre II, qui restera son ami. Devenu adulte, Tolstoï sera un dramaturge, romancier, poète, traducteur, et montrera toute sa vie un grand intérêt pour l’occulte. Évoluant dans l’entourage des grands écrivains de son temps, Pouchkine, Goethe, il interviendra en faveur de Tourgueniev qui est mis aux arrêts en raison de sa critique du servage. L’amitié de Tolstoï avec le tsar le mettra à l’abri des poursuites. Grand chasseur devant l’éternel, il sera même nommé par le Souverain Grand Maître des Chasses Impériales.

La mort de sa mère en 1857 plongera Alexis Tolstoï dans le désespoir. Il se lancera dans les recherches spirites pour établir un contact post mortem avec elle et avec son oncle défunt. Dans les années 1870 il assistait aux séances de lévitation de l’Anglais Daniel Douglas Home à St Pétersbourg, en présence de l’Empereur. Très riche mais aussi très généreux, Tolstoï connaît des problèmes d’argent sur la fin de sa vie. La dépression le rattrape et il finit par se suicider par overdose de morphine à l’âge de 58 ans.

Envie de découvrir un autre film de vampire récent : Le Dernier Voyage du Demeter.

Bande-Annonce du VOURDALAK :