Seule œuvre belge présentée au festival du film historique de Waterloo 2022, dans la catégorie « documentaires », le film de Françoise Lempereur, nous fait découvrir un épisode méconnu mais ô combien passionnant de la Grande Guerre.

L’idée de ce documentaire a germé dans l’esprit de Françoise Lempereur dès 1989. Elle fera des recherches en bibliothèque, consultera des archives familiales et militaires. En février 90, elle interviewera Fernand Houbiers, qui participa à l’aventure des « Autos-canons-mitrailleuses» qu’on abrège en ACM. Quelques images paraîtront dans l’émission « Inédits » de la RTBF, mais faute de moyens, l’idée d’un documentaire plus long sera abandonnée.

En 2012, le cinéaste et photographe Xavier Istasse avec qui Françoise Lempereur a déjà publié un ouvrage illustré sur les Wallons du Wisconsin, lui propose sa collaboration.

Il leur faudra beaucoup de courage pour venir à bout de toutes les difficultés rencontrées, parmi lesquelles on peut dénombrer l’incendie de la maison du monteur, qui entraîna la perte de quantité d’images, ainsi que des revers financiers pénibles, les ayants-droits de certaines images demandant des sommes bien trop élevées pour être prises en charge par leur maison de production « Ambiances… asbl ». Un financement participatif aida à l’avancée du projet, retardé de nouveau pourtant par le Covid.

Mais nous voilà début 2022, et le film est enfin disponible à la présentation. Il a reçu un accueil des plus chaleureux lors de la première projection au Théâtre de Liège, et depuis, il enchante tous les spectateurs. C’est ainsi que « Soldats belges dans l’armée du tsar » s’est retrouvé sélectionné pour le festival du film documentaire de Waterloo, il y concourt dans la catégorie documentaire.

Archives de Françoise Lempereur

Ce film se regarde comme un film d’aventure. Les commentaires, composés pour beaucoup par des extraits de lettres de soldats à leur famille, des paragraphes de leurs carnets de campagne, rend le déroulé de l’action fluide et terriblement vivant. Le spectateur entre dans les pensées, les ressentis et les sentiments de ces jeunes hommes ballottés par le vent de l’histoire.

« Soldats belges dans l’armée du tsar » est bien sûr une œuvre historique. Chaque jalon du récit a été scrupuleusement vérifié, les sources parfois confuses ont été examinées sous l’angle de la critique historique pour authentifier les faits. Mais ce film est bien plus qu’une œuvre historique, il s’agit surtout d’un hommage aux volontaires, dont le goût de l’aventure et le patriotisme les ont conduits à mener une guerre improbable en Russie.

Mais qu’il suffise à ton retour chagrin
D’avoir été ce soldat pérégrin
Sur les trottoirs des villes inconnues,

Marcel Thiry- Toi qui pâlis au nom de Vancouver, 1924
Marcel Thiry

Marcel Thiry, poète, prosateur et homme politique liégeois a largement raconté son aventure. Ses textes ont été complétés par beaucoup d’autres sources, contemporaines ou non, souvenirs de familles, tapuscrits, photos …

L’histoire 

Fin 1914, alors que la Belgique a été envahie et son armée reléguée dans la plaine de l’Yser, l’attaché militaire belge à Paris propose au roi Albert la création d‘un corps d’élite équipé d’engins motorisés blindés, armés d’un canon ou d’une mitrailleuse. 10 véhicules seront commandés chez Mors et Peugeot et équipés de moteurs belges Minerva. Des volontaires venant de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie (les seuls à l’époque à pouvoir conduire des automobiles) s’engageront, bientôt rejoints par des intendants, des mécaniciens (bien sûr !), des ambulanciers, des éclaireurs.

Jeune étudiant la veille, Marcel Thiry s’engage pour rejoindre son frère aîné Oscar, journaliste à Paris. Ils raconteront leur guerre, dans des écrits et des lettres à leur famille.

En juillet 1915, il leur est proposé de partir pour la Russie, et le 22 septembre, ils prennent la mer sur un vieux cargo « Le Wray-Castle ». 23 jours de navigation au milieu des mines, ils sont 361 militaires belges, 275 ouvriers et techniciens belges également accompagnés de 77 marins d’équipage britanniques. Le début de leur aventure s’avère mouvementé, ils manquent même de nourriture, mais enfin, ils atteignent la Russie. Ils seront reçus par le tsar Nicolas II qui visitera l’un des véhicules, surnommé « Chochotte ». Ce qui faillit donner lieu à un incident diplomatique, l’un des soldats ayant attrapé le tsar par les fesses afin de l’aider à grimper dans la voiture.

Suivront des semaines de voyage, sous un ciel plombé, dans l’humidité, la boue, la neige, le doute. En juin 1916, les premiers combats, les premiers succès, des citations pour bravoure, les cosaques leur servent d’éclaireurs. L’hiver 1916-1917 les contraint à un repos forcé, les auto blindées ne pouvant être utilisées dans la boue et la neige.

Archives de Françoise Lempereur

Le 17 mars 1917, les soldats belges apprennent l’abdication du tsar Nicolas II au profit de son frère, le Grand-Duc Michel. Cette nouvelle va grandement perturber la suite de leur périple comme on s’en doute. Leurs partenaires russes prêtent serment au drapeau rouge et le nouveau ministre de la Guerre voulant remotiver les troupes russes, cite en exemple la combativité des Belges. Kerenski leur rend même visite en mai 1917.

Arrive novembre et la seconde révolution russe. Les belges reçoivent l’ordre d’abandonner le combat et de rejoindre la France. Oui, mais comment ??

Damoï (à la maison) !

14 décembre, les Belges sont à Kiev, ravagée par la guerre civile. Ils assistent à des scènes effroyables, et ils sont inquiets. Un des membres des ACM, originaire de Kiev, a fait des études d’ingénieur à l’université de Liège, et y avait pour ami le frère d’un général de l’Armée rouge, Krylenko.

Celui-ci intercède afin que leurs passeports leur soient rendus, mais leur matériel doit être remis aux Bolcheviks. Qu’à cela ne tienne, ils s’exécutent, détruisant cependant les blindés.

Et ils reprennent la route. Après être passés par Moscou, les Belges s’imaginent reprendre le bateau à Mourmansk, pas de chance, la situation militaire ne le permettra pas. Et les revoilà en route, ils se détournent au travers de la Sibérie, pour rejoindre la Mandchourie. À Daouria, les wagons russes les laissent, et les soldats sont repris par un train chinois, fabriqué à … Charleroi. Ils passent 3 semaines en Chine avant de rejoindre Vladivostok, où ils embarquent sur un navire américain, le Sheridan, pour traverser le Pacifique.

À partir de là, ils traverseront le Pacifique à bord du Sheridan, et puis c’est l’Amérique, la traversée du pays dans un somptueux train Pullman. Ils sont partout reçus en héros, mais ils sont là pour la propagande aussi, aider à l’enrôlement de jeunes recrues américaines, ainsi qu’à la levée de fonds pour la Croix-Rouge.

Enfin, après avoir visité les plus belles villes américaines et rencontré les familles les plus riches, les soldats embarquent à bord du navire civil français « La Lorraine ». Ils seront de retour à Bordeaux le 24 juin 1918 après un tour du monde qui leur aura pris 1005 jours.

Dans ce film, l’idée de transmission mémorielle intergénérationnelle est omniprésente. Des fils et filles de soldats ACM racontent les souvenirs et anecdotes qui ont bercé leur enfance. On les écoute. Émus, des images du passé se dessinent dans notre cerveau, on vit leurs aventures, on espère, on attend, on broie du noir, on ressent leur fierté, et leur volonté d’aller jusqu’au bout, puisque certains de ces soldats repartiront au front pour l’offensive finale de la guerre.

Soulignons que les documents de ce film sont magnifiquement mis en valeur par les commentaires des deux comédiens Thierry De Coster et Mirko Popovitch. Et enfin, si l’ambiance de ce film nous prend aux tripes d’un bout à l’autre, c’est bien grâce à l’immense talent du compositeur Guy Cabay qui nous emmène d’un bout à l’autre de ce récit, de façon magistrale.


Pour assister à la projection du film
Vous pouvez également y accéder via le site de la Fédération Wallonie-Bruxelles :