Zapoï dans l’image-temps : la fièvre de Petrov
Tourné la nuit car en procès le jour, avec son dernier film : « La fièvre de Petrov », Kirill Serebrennikov nous offre le pendant russe de l’Ulysse de James Joyce. Dans « Le cinéma selon François Truffaut », le père de la nouvelle vague expliquait vouloir réaliser des films qui donnent « l’impression d’avoir été tournés avec 40° de fièvre », à travers sa nouvelle fantasmagorie, Serebrennikov fait perler de sueur le visage de l’écran.
La fièvre de Petrov est une interprétation filmique du roman d’Alexeï Salnikov, « Les Petrov, la Grippe, etc. », publié en2016 dans la Revue Volga. Dans un entretien donné à Arte, Serebrennikov revient sur l’histoire du tournage : à la suite d’une demande de son producteur, il a commencé par travailler sur un scénario d’adaptation du roman de Salnikov, en pensant le proposer à un autre réalisateur. Charmé par la prose et par la thématique du livre -la mémoire, le passé qui s’échappe-, il décide finalement de l’adapter lui-même. Hésitant entre le théâtre et le cinéma, il finit par relever le défi d’inventer un « système d’image » pour retranscrire l’univers poétique déployé dans le roman.
Cette translation audio-visuelle nous emmène à l’intérieur de longs plans-séquence, où nous suivons Petrov (Semyon Serzin), un jeune auteur de bande dessiné, entrainé par son ami Igor dans les méandres déambulatoires d’une virée nocturne, arrosée de vodka au goulot et d’aspirines périmées. En parallèle, viennent s’entremêler des flots de souvenirs, brouillant progressivement la limite entre le rationnel et l’onirique dans une fièvre qui infecte autant les protagonistes que le spectateur. A travers cette maladie ruisselle la somatisation d’un éthos russe, malade de postmodernisme, nostalgique d’une époque fantasmée, condamné à la figer autour d’une fixion commune, avec le passé pour seul horizon futur.
La voix dissidente
Kirill Serebrennikov est un réalisateur russe, auteur du plaidoyer pour la transgression « Leto », sorti en 2018, qui nous plongeait dans l’ambiance frénétique des groupes de rocks soviétiques. Pour contextualiser « La fièvre de Petrov » dans l’œuvre de Serebrennikov il est également important de parler du « Disciple », un drame, sorti en 2016, ponctué de plans-séquence tous plus dérangeant les uns des autres, qui mettait en scène la radicalisation d’un adolescent dans l’intégrisme chrétien. Le travail de Serebrennikov est essentiellement consacré à la mise en scène : au théâtre avec notamment l’adaptation de ses films préférés (Les Idiots de Lars von Trier, Rocco et ses frères de Visconti et Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder) ainsi qu’à l’opéra (une version révolutionnaire du Parsifal de Wagner sortie en 2021). Serebrennikov est opposé au régime de Poutine, il a été condamné en 2020 à 3 ans de prisons avec sursis et interdiction de quitter la Russie pour détournement d’argent public. Le réalisateur n’était pas présent à Cannes pour présenter son dernier film. Il a récemment réussi à s’expatrier de la Russie. Il est attendu cet été à Avignon, pour l’ouverture du festival dans la cour du palais des papes avec « Le moine noir », adapté d’une nouvelle de Tchekhov.
Un naturalisme en mouvement
La fièvre de Petrov interroge la notion de filiation, Serebrennikov travaille cinématographiquement la question de la contamination intrafamiliale. Un virus qui excède toute immunité, une passation existentielle qui dépasse la tare exposée par Zola dans les Rougon-Macquart, atavisme poisseux qui chez l’auteur du J’accuse transite selon ses propres normes : les personnages y sont les réceptacles de cette nécessité. Dans le naturalisme dynamique que propose ici Serebrennikov, il s’agit d’une énergie singulière, qu’on sent glisser des parents à l’enfant, du père au papa
Le fonctionnement réel de la pensée
La fièvre est le personnage principal du dernier film de Serebrennikov. De tous les états alternatifs, la fièvre est peut-être celui qui donne le mieux accès à la moelle de la réalité, que ni le solfège du rasoir contre les veines ni les révérences les plus ostensibles auprès des paradis artificiels ne peuvent nous entremettre. Une fièvre qui goutte, d’une intensité comparable à celle qui traverse Raskolnikov dans Crime et Châtiment ou aux états crépusculaires qu’arrivaient parfois à effleurer les surréalistes du bout de leurs démence. Avec sa « fièvre de Petrov », le dissident russe arrive à nous faire ressentir « le fonctionnement réel de la pensée », « en l’absence de tout contrôle exercé par la raison » dont rêvaient André Breton et ses apôtres.