L’adaptation graphique de grandes œuvres littéraires a le vent en poupe. Après Albert Camus, Françoise Sagan et Boris Vian pour ne citer qu’eux, c’est autour de Franz Kafka d’être approché par le neuvième art. Mais, contrairement à de nombreux autres récits, ce n’est pas l’une des œuvres les plus connues de l’écrivain qui est envisagée ici. Mahi Grand, auteur et illustrateur du roman graphique La conférence, s’est penché sur une petite nouvelle méconnue, appelée Rapport pour une académie. Le talent que met Mahi Grand au service de ce récit permet de sortir de l’ombre une réflexion existentielle qu’a portée, en 1917, Franz Kafka sur la nature humaine et qui est toujours d’actualité.

Une incroyable métamorphose

Un homme est invité à donner une conférence devant les éminents membres de l’Académie des Sciences. Tous ces vieux hommes blancs à la chevelure blanchie et au costume austère sont venus écouter son incroyable histoire : sa métamorphose de condition de singe à celle d’homme en à peine cinq ans. Rasé de près, vêtu d’un costume élégant, le conférencier rassemble ses souvenirs qu’il a tant refoulés pour arriver à sa nouvelle condition. Peu à peu, des bribes de son passé lui reviennent. Il se rappelle alors comment, après sa capture sur la côte de l’Or, il s’est retrouvé prisonnier sur un navire en direction de l’Europe et comment il prit la décision de renoncer à sa condition animale pour échapper au sort qui lui était réservé.

En observant les marins à bord, puis en subissant les coups d’un violent dresseur de cirque, il parvient progressivement à intégrer le monde des humains. Mais est-il pour autant libre ? Parvient-il à échapper à la vie d’asservissement qu’on lui réservait ? Est-il réellement parvenu à se dénaturer totalement et à devenir un être humain ?

Un regard critique sur l’évolution darwinienne

Sous les traits tendres et chaleureux de Mahi Grand, on entre dans l’univers de Kafka et ses réflexions existentielles autour de la nature humaine, la liberté, l’altérité et l’assimilation. Mahi Grand propose ici un récit d’une grande profondeur et chargé en émotions, tout en étant parsemé de quelques touches d’humour et de nombreux dessins en pleine page qui invitent à la contemplation. Il rend parfaitement compte de la subtile ironie et de la critique acerbe de la condition humaine que dressait Kafka en son temps.

En effet, tout l’enjeu de cette conférence est, pour l’homme à l’ancienne apparence simiesque, de persuader les éminents membres de l’Académie qui est leur égal, un être humain parmi les autres. En racontant les différentes étapes de sa transformation, il discourt sur la liberté acquise si durement, tout d’abord en sortant de sa cage, puis en entrant dans un cirque. Ses prouesses en tant qu’artiste lui valent reconnaissance et célébrité, augmentant davantage sa liberté. Il gagne de plus en plus d’argent et devient une véritable star à New York.

Cet incroyable parcours l’amène à s’interroger sur la valeur de la liberté, l’importance de l’argent dans les rapports sociaux, mais également sur la conception très anthropocentrée d’une supériorité intellectuelle de l’humain sur l’animal. À travers ce discours prononcé devant un ensemble d’érudits, il parvient, tout en restant très factuel, à se montrer particulièrement incisif envers ce monde qu’il a intégré, et ce, sans que les auditeurs s’en rendent réellement compte. En effet, ceux-ci restent passifs, écoutant patiemment l’exposé, ne semblant pas vouloir ouvrir un éventuel débat avec l’intéressé.

Le percutant du discours de ce singe devenu homme (qui n’est d’ailleurs jamais prénommé) est accentué par l’insertion au cours du roman de citations en pleine page de philosophes et d’écrivains se rapportant à la thématique abordée. On sort ainsi de cette lecture avec un regard bousculé sur notre société si centrée sur l’humain : finalement, quel crédit apporter à cette vision ancestrale distinguant l’être humain de l’animal et plaçant le premier au-dessus du second ? L’apparente innocence du propos et l’attention portée par l’illustrateur sur les émotions de notre singe-homme rendent le message d’autant plus fort jusqu’à une superbe chute. C’est avec brio que Mahi Grand a relevé le défi d’adapter cette nouvelle satirique de Kafka à l’univers de la bande dessinée.

Grand, M. (2022) La conférence. Edition Dargaud. 128 pages.