Boris Cyrulnik, Bagarres Animales et Guerres Humaines
On ne compte plus les livres que Boris Cyrulnik, a consacré à la résilience (capacité d’un individu à se relever, à rebondir et à se re construire après un événement traumatique) sous toutes ses formes. Un concept que l’auteur décortique et étoffe, à nouveau, dans son dernier ouvrage paru intitulé : «Quarante voleurs en carence affective : Bagarres animales et guerres humaines », Odile Jacob, 2023.
Parmi les facteurs de résilience, il y a l’art, encore et toujours. Thématique d’une brûlante actualité, il nous a semblé essentiel et passionnant de publier ici le compte rendu d’une conférence que Boris Cyrulnik avait donné à ce sujet en 2017 aux Grandes Conférences Catholiques.
La salle est comble pour accueillir Boris Cyrulnik, éthologue et éminent neuropsychiatre, spécialiste du concept de résilience qui, depuis quelques années, fait couler beaucoup d’encre…
L’émotion est palpable dans les yeux de tous et c’est l’art et la résilience qui est au cœur de la conférence de ce soir. Emouvant comme toujours, Boris Cyrulnik commence sa conférence l’œil attentif. Sa douce présence d’homme extrêmement touchant- lui-même est pétri par des années de réflexions sur ce concept de résilience dont il est l’exemple vivant (enfant juif il est orphelin témoin de la déportation de ses parents durant la seconde guerre mondiale) rend l’atmosphère chaleureuse et bienveillante.
Sans plus attendre, Boris Cyrulnik rappelle cette notion de résilience.
L’art et la mort
Vous savez tous que la résilience est « l’art de naviguer dans les torrents », rappelle-t-il. A l’origine, ce terme définit l’aptitude d’un corps à résister aux pressions et à reprendre sa structure initiale. En élargissant la signification de ce concept, la résilience permet de réfléchir sur « cette vie qui apporte réparation à la vie ».
Comment dire autrement la souffrance que nous rencontrons tous ? Comment raconter autrement la réparation de nos blessures ? Comment faire de nos fragilités une force de vie ? Comment parler différemment du village, lieu social essentiel pour élever un enfant ? Comme parler de ce qui jamais ne se dit ? Comment dire les circonstances dans lesquelles la peur et la joie se sourient alors qu’une étrange inquiétude se glisse dans la pesanteur du monde social ? Comment dire sans détruire ?
Ne faut-il pas transcender nos inquiétudes et nos souffrances, dans l’intuition que le dialogue entre générations, nourri du passé, offrirait à nos vies un espace de réconciliation commun ? La résilience nous conduit à inventer une stratégie de retour à la vie, et à partager de manière inédite et surprenante nos secrets les plus intimes…La vie apporte réparation à la vie et c’est bien cela qu’apporte l’art en tant que facteur de résilience.
Je suis très heureux et très impressionné de voir la salle comble pour parler d’art et résilience. Qu’est ce l’art ? Ce n’est pas facile de parler d’art ! L’art est une façon d’être, c’est un mot qui, finalement, caractérise l’art d’être ensemble. Le monde intime est fait de sensations et de sentiments et ces mêmes sentiments sont provoqués par une représentation remaniée de la réalité. Aussi, l’inconscient peut être terrassé par une blessure et, pour s’en sortir, il faut que le cerveau résolve ce qui arrive à la conscience.
Nous entrons au cœur du débat : la représentation permet de métamorphoser en production artistique une blessure qui a été bien réelle. On réinterprète le réel à partir d’un sentiment et d’une sensation. Et le sentiment, bien sur, vient de celui qui observe. Aussi étrange que cela puisse paraître, on peut très bien ressentir, par exemple, de la beauté devant un coucher de soleil comme devant une catastrophe.
L’antonyme dans l’art est inertie, l’antonyme de l’objet c’est la chose dépourvue de sa représentation et du sentiment que cette chose provoque, intimement, en nous. Si je regarde une œuvre d’art, je la fais vivre et ce sentiment codifie ce que je regarde. L’art permet de se rapprocher de l’âme en tant que processus graduel qui se construit au gré des rencontres et interactions avec les autres. Et sans cette altérité, l’art n’est pas possible, ne peut exister.
C’est pour cela qu’un bébé seul ne peut avoir accès à l’art car il n’est pas capable de métamorphoser ce qu’il voit et ce qu’il ressent, il n’est pas capable de transformer l’horreur du réel en merveille, par exemple. Il suffit de penser à tous ces tableaux de grands maîtres où les massacres peints et représentés sont souvent qualifiés de beaux.
Et bien c’est cela, la résilience que permet l’œuvre d’art. Celles-ci permettent la transformation de la souffrance en beauté ! La représentation permet de métamorphoser en production artistique une blessure qui a été bien réelle.
Esthétisation et moralisation de la mort
Regardez dans les musées : la plupart des œuvres d’art sont des victoires contre le malheur. Je pense aux tableaux de Picasso, aux œuvres qui représentent les batailles sanglantes, Napoléon, etc. Un Christ en croix qui ressuscite, le Radeau de la Méduse où les marins deviennent des êtres moraux…
Une œuvre d’art a le pouvoir de transformer la souffrance en bonheur. L’œuvre d’art transforme la souffrance en beauté et c’est cela la résilience. Comment reprendre un bon développement, une vie agréable après une agonie psychique ? Ce qui est difficile, c’est de comprendre les facteurs complexes psychologiques, sociaux, affectifs et culturels qui vont permettre la résilience.
Pour soutenir le regard des survivants, la société a besoin d’esthétiser la souffrance. Ainsi les artistes sont les médiateurs qui font entendre le récit des victimes. Créer, c’est aussi revenir à la vie…Les artistes maitrisent leur souffrance et en font une œuvre d’art. Sans souffrance, il n’y aurait pas de Radeau de la Méduse, pas de films, pas de romans, d’essais philosophiques. C’est aussi le rôle des contes pour enfants comme peau d’âne, par exemple.
L’œuvre d’art, les mots dans le cas des romans, permettent de mettre le réel à distance. Nous avons tous des souffrances, des deuils à vivres et de traumatismes. Il ne s’agit pas de dénier le réel. Le traumatisme est un événement insensé. Quand on analyse à l’aide d’imageries médicales un cerveau qui a vécu un traumatisme, on voit bien les zones qui ont été touchées par ce traumatisme. Les couleurs changent…
Mais le cerveau qui a vécu ce choc peut évoluer. Et c’est justement l’explication de cet insensé qui redonne le goût à la vie ! La fabrication d’un récit, la représentation d’un récit de soi remplit le vide provoqué par la souffrance. Par ce remaniement du récit en lui-même, on bricole une image, on donne cohérence aux événements, on répare une blessure et un récit permet la réconciliation avec le monde extérieur.
Quand je parle de « remaniement », je veux dire que nous, les humains, nous avons l’extraordinaire liberté de remanier non pas le coup en lui-même mais sa représentation et l’idée que notre cerveau s’est fait du coup qu’il a reçu. Encore une fois, ce qui est fondamental ici c’est la représentation que l’on peut en faire par le langage. Et j’ai besoin des autres pour vivre, exister, parler et apprendre ce langage.
L’art est langage, est un facteur de résilience capable de remanier l’agonie psychique mais à condition qu’il y ait « un autre », à condition que je cherche les mots pour expliquer ce qui est arrivé et que je ne sois plus tout seul face à cette agonie. Pour faire le récit de ce qui s’est passé à l’autre, je dois chercher dans le passé. L’autre devient ainsi co-auteur de ce que j’ai vécu. Le fait d’être ensemble face à cette réalité est déjà un remaniement de ce que j’ai vécu. On le vit ensemble, on en parle et on traduit le réel.
Percevoir la mort, ce n’est pas se représenter la mort, selon Boris Cyrulnik
La prosodie des mots participe à la construction du sens. C’est fascinant. En changeant la musique des mots, on change le sens de ce que l’on dit. Voilà pourquoi les animaux ne peuvent représenter une réalité car ils n’ont pas accès à la parole…
La représentation de la mort contraint au théâtre de la mort
Le rituel tient aussi une importance première dans ce qui permet la résilience. Je pense aux rituels entourant la mort et le deuil, par exemple. Nos ancêtres avaient l’habitude de théâtraliser la mort pour dire adieu à leur tendre aimé. Ils représentaient la mort. Mais chaque culture à la sienne, bien sûr. Je pense aussi aux magnifiques chants corses qui accompagnent le rituel de la mort et du deuil et qui réconfortent les âmes attristées.
En chantant ensemble, en pleurant ensemble, nous ne sommes plus tous seuls face à la douleur. Ces polyphonies sont d’ailleurs bouleversantes de beauté ! Il y a aussi un lien étonnant entre la musique et la résilience. J’ai d’ailleurs pas mal travaillé sur ce sujet avec le célèbre neurologue français Pierre Lemarquis.
La musique synchronise nos émotions- c’est prouvé scientifiquement- grâce à celle-ci, on est ensemble face à un sentiment, on éprouve ensemble ce sentiment de beauté ou de tristesse et c’est précisément cette forme d’élan qui devient transcendance et permet une forme de résilience. Pensons aux multitudes d’hymnes qui rappellent une bataille, etc.
Pensons aux opéras, aux opérettes qui mettent en scènes les problèmes et petits ou grands malheurs de la vie de couple. L’art, la musique permet ce sentiment d’appartenance face à un vécu et ceci est fondamental. Cette interaction participe à l’émergence de la résilience.
Vivre ailleurs après la mort
Si on laisse seuls les gens face à un trauma, ces derniers seront prisonniers de ce traumatisme passé. En faisant une représentation du traumatisme, on rajoute une mémoire et la convergence de cette nouvelle mémoire va modifier celle enfouie sous l’autre mémoire. Combien d’écrits n’ont il pas été rédigés sur les guerres ?
Rappelons ici aussi les fonctions du théâtre grec qui interroge les questions existentielles que la représentation se charge de mettre à distance de l’affect des spectateurs. Le théâtre répond à cette nécessité de mettre à distance notre propre histoire. Dès qu’on travaille une représentation, nous procédons à une mise à distance. Mais les syndromes psycho traumatiques ne mettent pas à distance.
C’est toujours la même image, la même horreur qui s’impose à ceux qui ont subi un traumatisme. La mémoire est fixe, elle n’évolue pas, au contraire de la mémoire saine qui est forcément évolutive par le simple fait de vivre, de travailler, d’aimer…C’est pourquoi il est nécessaire de retravailler la représentation d’un malheur en en faisant un récit, une image.
Les images sont des métaphores sémantisées. Prenons l’exemple du célèbre Guernica de Picasso : C’est un récit qui a été mis en style par Picasso. Les artistes peuvent dire ce que l’on ne peut dire, c’est un phénomène esthétisant de la réalité. Etre artiste, c’est ruser avec le malheur, c’est le transformer en bonheur de créativité.
J’aime citer aussi cet exemple issu d’une expérience vécue dans un orphelinat roumain. Les nounous avaient eu le génie de glisser sous l’oreiller des petits orphelins des papiers de bonbons rappelant un moment vécu affectif et intense. Et bien, ces papiers étaient devenus des petits trésors affectifs, des œuvres d’art en tant que tel car ils avaient servi à remanier la réalité insufflant à ces petits orphelins ce sentiment qu’il était possible d’être aimé…
Les papiers bonbons avaient pris une autre signification. Je pense aussi à ces morceaux de tissu que les bébés frottent sur leur nez pour se tranquilliser du départ de leur mère. Le tissu est un objet, une représentation de cette figure maternelle et devient une petite œuvre d’art car il représente la mère.
J’arrive à la fin de mon exposé… susurre soudainement notre émouvant conférencier en posant une question d’un tout autre ordre.
Chers amis, on me demande souvent dernièrement, et face à notre actualité, s’il faut préparer les enfants à la mort et aux risques d’attentats ? Et bien je dirais que c’est en cachant la vérité aux enfants qu’on les rend anxieux. Le Japon est un bon exemple dans ce domaine en voyant le nombre d’apprentissages que sont obligés de vivre les enfants face aux tremblements de terre.
On leur apprend comment réagir, comment se protéger face à ce genre d’événements et on voit qu’ils arrivent à le faire en s’amusant, en riant, en jouant. Ce qui est angoissant, ce n’est pas de savoir, c’est justement le contraire, c’est le vide. Ce qui est rassurant, c’est d’avoir une ligne de conduite à suivre. Au Liban, les élèves ont aussi appris à réagir face aux attentats. C’est une forme d’apprentissage qui devient tel un jeu.
Et la technologie dans tout cela ? Internet modifie le cerveau des enfants. Ils ne voient pas le même monde que leurs parents. Les enfants qui sont élevés au contact des écrans ont un cerveau sculpté différemment de celui de leurs parents. Les zones cérébrales sont entraînées à fonctionner de manière différente. Cela provoque deux mondes qui ne se parlent plus quand les parents utilisent mal ou peu internet, ce qui est souvent le cas… C’est un vaste débat et j’ai presque atteint le temps qu’il m’est imparti.
Arrivé au crépuscule de ma vie, j’ai l’impression d’être passé d’une forme de totalitarisme à une autre forme de totalitarisme que serait la technologie. L’important est de maintenir un degré de liberté et de responsabilité face à toutes ces révolutions que nous sommes appelés à vivre.
Et de conclure, en souriant : vous avez commencé cette conférence ressentant une certaine clarté par rapport à cette thématique et désormais vous ressentez peut-être une légère confusion…?
Vous voulez en savoir plus sur Boris Cyrulnik ? Lisez ici l’article que MentorShow lui consacre.
Pour lire une belle histoire de résilience, d’une femme qui a su remonter la pente après une enfance tragique et s’accomplir dans la vie, comme Boris Cyrulnik a pu le faire, voici notre article sur Hélène Carrère d’Encausse.