L’élégante, passionnante, agaçante, controversée, et si versée experte en langue française aux destinées de laquelle elle présida pendant un quart de siècle en tant que Secrétaire perpétuel de l’Académie française, vient de tirer sa discrète révérence ce samedi 5 août. Les interminables pluies de cet été accompagnent, sous un ciel endeuillé, les flots d’hommages officiels et privés. Immortelle Hélène Carrère d’Encausse, un pont entre Orient et Occident.

Hommages

Hélène Carrère d’Encausse par Claude Truong Ngoc septembre 2013.

Frédéric Mitterrand : « Ce qu’elle disait était toujours intéressant et ce qu’elle écrivait était toujours remarquable. Elle suscitait l’estime et le respect immédiatement, elle avait quelque chose de très puissant, de très fort. Elle incarnait une certaine idée de l’Académie française avec une élégance extraordinaire. Elle est restée maîtresse d’elle-même, de sa vie et de ce qu’elle incarnait, jusqu’au bout. »

Emmanuel Macron : « Un destin exceptionnel, mû par l’amour de notre pays, de sa langue et de sa culture. Une historienne majeure. Une femme qui traversa son siècle, marqua l’époque, parvint à en transmettre l’histoire à des milliers de lecteurs. Comme elle, son legs est immortel.» Le président prévoit un hommage national aux Invalides plus tard en août.

Jack Lang : « Une personnalité incomparable. J’ai eu la chance de travailler avec elle, elle était très sérieuse, méticuleuse, courageuse, très engagée dans son travail. Elle a apporté beaucoup de prestige et d’éclat dans sa défense de la langue française. Une grande dame des Lettres et des Arts. Son engagement pour l’Europe était une de ses grandes vertus. »

Elisabeth Borne : « Une historienne habitée par la passion de la vérité. »

Nicolas Sarkozy : « Un être d’exception qui aura consacré sa vie à la défense de la langue et de la culture française. Grande intelligence, sens de l’humour, engagement pour la liberté. » 

Anne Hidalgo : « Une grande historienne, femme de conviction, curieuse de tout, une Européenne convaincue à l’intelligence si vive ! »

Je rajouterai qu’ayant eu la chance de rencontrer Hélène Carrère d’Encausse en mars dernier, j’ai eu le privilège de côtoyer ce que je n’hésiterai pas à appeler une intelligence incarnée. J’ai expérimenté agréablement la profondeur de son regard, empreint de vastes connaissances et aussi d’intelligence du cœur, et donc forcément bienveillant. Un regard malicieux et vif, le miroir d’une personnalité riche et profonde, et pétillante, ce qui pour une personne qui avait alors 93 ans est plutôt exceptionnel.  Elle marchait sans canne, s’exprimait le plus aisément du monde, ses fines mains dansaient devant elle comme de petites fées pendant qu’elle parlait. Je souhaite à tout le monde d’être aussi alerte à cet âge vénérable. Sa mort m’a d’autant plus surpris qu’elle était si ingambe que je la voyais déjà devenir centenaire. Elle a fait mieux depuis, devenant immortelle.

Ce n’est pas nous qui sommes immortels, c’est la langue française.

Hélène Carrère d’Encausse

Une jeunesse tragique

©INA

Les hommages pleuvent et on ne peut pas tous les recenser ici. Certains mots reviennent, et on a compris, même si par hasard on ne sait pas qui est Hélène Carrère d’Encausse, que l’on a affaire à une grande personnalité. Son engagement européen tire sa source à la fois de ses origines et de son parcours de vie. Car la petite Hélène, qui sera si attachée par la suite à la France, est née dans une famille internationale et multiculturelle. Elle est née à Paris le 6 juillet 1929 d’un père aux origines géorgiennes, Georges Zourabichvili, et d’une mère aux origines germano-baltes et russes, Nathalie von Pelken. Déjà les familles dont elle est issue lui ouvrent des horizons infinis, des bords de la Baltique aux hautes montagnes du Caucase. Le clan Zourabichvili est bien représenté en France après la révolution de 1917, et la cousine germaine d’Hélène, Salomé Zourabichvili, diplomate française et ambassadeur de France à Tbilissi, deviendra même député en Géorgie, puis ministre des Affaires étrangères, et enfin la première femme présidente de la Géorgie en 2018, poste qu’elle occupe toujours actuellement. 

Pendant l’entre-deux-guerres, le père d’Hélène, Georges Zourabichvili, connaît le parcours difficile des familles émigrées appauvries: chauffeur de taxis, travailleur chez Ford. Pendant la Seconde Guerre mondiale, réfugié à Bordeaux, il collabore avec les Allemands. Le fils d’Hélène, Emmanuel Carrère, écrivain à succès, s’exprime à ce sujet dans son livre Un roman russe (2007) :

« […] Mon grand-père maternel, Georges Zourabichvili, était un émigré géorgien, arrivé en France au début des années 20 après des études en Allemagne. […] Les deux dernières années de l’Occupation, à Bordeaux, il a travaillé comme interprète pour les Allemands. À la Libération, des inconnus sont venus l’arrêter chez lui et l’ont emmené. Ma mère avait quinze ans, mon oncle huit. Ils ne l’ont jamais revu. On n’a jamais retrouvé son corps. Il n’a jamais été déclaré mort. Aucune tombe ne porte son nom. Voici, c’est dit. Une fois dit, ce n’est pas grand-chose. Une tragédie, oui, mais une tragédie banale, que je peux sans difficulté évoquer en privé. Le problème est que ce n’est pas mon secret, mais celui de ma mère… »

La petite Hélène devra se réfugier à Paris avec sa mère, dans les locaux de la cathédrale orthodoxe de la rue Daru. La langue maternelle d’Hélène est le russe, elle a appris le français à partir de l’âge de quatre ans et demi. Son père exécuté alors qu’elle a quinze ans, sa mère décédée en 1952 lorsqu’Hélène a vingt-trois ans, elle se retrouvera très tôt seule dans la vie, mais saura rebondir.

Une langue est un organisme vivant en perpétuelle mutation.

Hélène Carrère d’Encausse

Carrière universitaire 

Hélène Carrère d’Encausse, historienne, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, dans son bureau de l’Institut de France.

Hélène Zourabichvili s’engage à fond dans les études qu’elle mène tambour battant à Sciences Po Paris. Pendant ses études elle acquiert la nationalité française. Fille d’émigrés apatrides qui n’avaient plus la nationalité russe depuis la révolution, elle avait jusque-là le même statut que celui de ses parents. Mais très attachée à son pays de naissance, elle décide à vingt-et-un ans de demander cette nationalité française dont elle sera toujours très fière. Elle sera d’ailleurs membre de la Commission de la nationalité en 1987-1988. En 1952 elle est diplômée de Sciences-Po dans la section Service Public, année terrible qui verra à la fois la mort de sa mère et le mariage d’Hélène avec Louis Carrère, un assureur, fils du violoniste et directeur du Conservatoire de Bordeaux Georges Carrère, et de la pianiste Paule Dencausse. Louis Carrère, rajoutant le nom de sa mère transformé avec une particule, devient Louis Carrère d’Encausse. Hélène Zourabichvili devient alors Hélène Carrère d’Encausse. En plus de son fils Emmanuel Carrère, elle a deux filles : Nathalie Carrère, avocate, et Marina Carrère d’Encausse, médecin, journaliste et animatrice d’émissions de télévision.

Par la suite elle reviendra à Sciences Po Paris mais pour y enseigner comme professeur d’histoire, sa passion. Elle enseignera aussi à l’Université de Paris I, au EastWest Institute de New York, sera docteur honoris causa des universités de Montréal au Canada et de Louvain-la-Neuve en Belgique. Elle sera même présidente du conseil d’administration de Radio Sorbonne de 1984 à 1989.

La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme.

Winston Churchill

Soviétologue et experte de l’histoire russe

L’empire éclaté, le livre qui l’a fait connaître.

Elle s’intéresse très tôt à l’histoire de l’URSS, ce pays d’où sa famille est issue, et qui reste encore aux yeux du public français une énigme en ces premières années de la Guerre froide. 

Pourquoi le communisme s’est-il installé en Russie, comment ce régime peut-il subsister malgré ses déficiences ? Ces questions sont assez existentielles pour quelqu’un dont la famille en a souffert personnellement. Toute sa vie Hélène Carrère d’Encausse tentera de décortiquer les rouages de l’URSS, devenant par ses publications une experte internationalement reconnue de la question, une soviétologue comme on dit. En 1978 elle annonce la fin de l’URSS dans son ouvrage L’Empire Éclaté qui fait l’effet d’une bombe.  À l’époque personne ne pensait la fin de l’empire soviétique proche, et pourtant, onze ans plus tard le Mur s’écroulait. Ce livre, aboutissement de ses études et réflexions, aura été prophétique. Un bémol : Hélène Carrère d’Encausse suppose que ce sera la démographie des peuples musulmans d’Asie centrale qui mettra l’empire à bas, ce ne fut pas le cas. Mais le résultat reste là, un livre visionnaire.

Sa passion pour la politique russe ne s’est pas écroulée avec le Mur, mais il a fallu par la suite la réorienter un peu car la carrière d’une soviétologue semblait un peu en bout de course sans Union soviétique. Qu’à cela ne tienne, Hélène Carrère d’Encausse est devenue une kremlinologue distinguée, (oui, ça existe, tout comme il existe des vaticanologues) et une spécialiste de l’histoire russe. Ses biographies de Catherine II, Alexandre II, Nicolas II, Les Romanoff, et même Lénine, Staline, ou Alexandra Kollontaï, sont des références. 

Ayant un pied dans chaque culture, elle a su trouver les mots pour expliquer aux Français des concepts et mentalités qu’elle avait naturellement compris. Hélène Carrère d’Encausse est un pont entre Orient et Occident.

Europe et Russie 

En 1992 Hélène Carrère d’Encausse préside un comité de soutien au Traité de Maastricht qui déboucha par la suite sur l’euro. En appelant à voter « oui » au référendum, elle s’engage dans la mouvance libérale. Elle devient la même année conseillère de Jacques Attali alors président de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) de l’Europe de l’Est. En 1994 elle se présente aux élections européennes à la demande de Jacques Chirac et est élue députée européenne sur les listes UDF-RPR. À ce titre elle sera au Parlement européen vice-présidente de la Commission des Affaires étrangères, de la Sécurité et de la Politique de défense. Elle occupera aussi en France le poste de vice-présidente de la Commission des archives diplomatiques, s’occupera des politiques d’intégration des immigrés, sujet qu’elle connaît bien, et bien d’autres fonctions.

Attachée à ses origines russes, elle se rendra fréquemment en Russie où elle rencontrera les différents dirigeants qui se sont succédé, et tentera d’empêcher l’amalgame fait entre la culture russe millénaire et la politique russe actuelle du Kremlin. Ses positions nuancées seront critiquées en un temps de guerre où la nuance n’est pas la bienvenue.

Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.

Nicolas Boileau

Madame le Secrétaire perpétuel

Sa passion pour le mot juste et son amour inconditionnel de la langue française l’ont amenée naturellement au pinacle de celle-ci, là où les dieux immortels de la langue édictent des lois terribles auxquelles les petits écoliers doivent se soumettre inconditionnellement : l’Académie française. Il se trouve à Paris sur les bords de la Seine, un palais abrité derrière de grandes colonnes, et qui se cache aux yeux des profanes sous l’étiquette Institut de France que l’on voit sur sa façade. Dans ce palais il y a une grande salle avec quarante fauteuils verts sur lesquels siègent les quarante demi-dieux de la Langue, véritable cénacle olympien auquel tant d’écrivains ont rêvé d’appartenir. Il existe même ce que l’on appelle le 41ème siège, qui comme le quai 9 ¾ d’Harry Potter est dans un monde parallèle, ou idéal. C’est le siège qu’occupent tous ceux qui n’ont pas eu le bonheur de rejoindre les quarante élus. Par exemple Molière, Descartes, Pascal, La Rochefoucauld, Diderot, Beaumarchais, Balzac, Flaubert, StendhalNerval, Maupassant, Baudelaire, Zola, et ceux qui sont morts alors qu’ils allaient accéder au Graal : Apollinaire, Proust, Péguy. Ça fait du monde pour un seul fauteuil, et quel monde !

Les femmes y sont rares, la première dame à siéger dans ce club très fermé fut Marguerite Yourcenar en 1980, suivie de Jacqueline de Romilly en 1988 et d’Hélène Carrère d’Encausse en 1990. Sa candidature a été présentée par Henri Troyat, de son nom de naissance Léon Tarassov, un émigré russe né à Moscou et dont la famille était originaire, comme celle d’Hélène, du Caucase, de l’Arménie voisine de la Géorgie. Si l’usage est pour les dames de ne pas porter l’épée d’académicien, l’esprit combatif d’Hélène Carrère d’Encausse ne pouvait se passer de cet accessoire précieux et elle se fait fondre un magnifique espadon, surnommé « Joyeuse », par l’orfèvre Goudji, lui aussi d’origine géorgienne, et qui n’en est pas à son coup d’essai car il a forgé quatorze épées d’académicien.

En 1999 Hélène Carrère d’Encausse est élue à la tête de l’Académie française, première femme à occuper ce poste extrêmement prestigieux. Elle tient à ne pas féminiser cette fonction et a exigé d’être appelée Madame le Secrétaire perpétuel. D’ailleurs elle est peu portée sur la féminisation des noms en général, ce que certains lui ont reproché. Très appréciée dans le monde académique, elle était membre des académies de Belgique, de Géorgie, de Grèce, de Roumanie et de Russie.

À l’Immortalité !

Devise de l’Académie française

« Le » ou « La » COVID-19 ?

D’interminables discussions durant l’épidémie ont porté sur le fait de mettre COVID au masculin ou au féminin. Il fallait bien que l’on s’occupât, et discuter sur le sexe des anges est  une occupation si française. Contre toute attente, Madame « le » Secrétaire perpétuel a défendu la forme féminine, ce qui ne lui ressemblait guère. Il semblerait que des questions de politique interne et d’inimitiés au sein même de l’Académie l’aient poussée dans cette voie, mais alors, qui a raison ? Probablement les deux expressions sont justes, et voici pourquoi.

Lorsqu’on a affaire à un acronyme, mot formé d’initiales d’autres mots, il faut choisir son genre en fonction du mot le plus important. On dit « le » FBI (Federal Bureau of Investigation – Bureau Fédéral d’Enquête) parce que c’est du bureau dont on parle. En revanche c’est « la » CIA (Central Intelligence Agency – Agence Centrale de Renseignement) car c’est une agence. « La » SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer) car le noyau est le mot société, mais « le » CIO (Comité International Olympique) puisque c’est un comité.

Lorsque l’épidémie est apparue on parlait de CORONA VIRUS , donc le virus au masculin. Par la suite on lui a attribué un numéro correspondant à l’année d’apparition, 2019, et il est devenu COVID-19, c’est-à-dire Corona Virus Disease 19 (Maladie à corona virus 19), donc la maladie au féminin. Il était logique de parler de ce mal d’abord au masculin quand on se référait au virus, puis au féminin en parlant de maladie. Elémentaire, n’est-il pas ? 

Interview d’Hélène Carrère d’Encausse :