Guy Marchand, la France avait un incroyable talent
Le 15 décembre 2023, Guy Marchand nous a quittés, paisiblement dans un hôpital à Cavaillon. Ses enfants Jules et Ludivine l’ont annoncé, sans spécifier la cause exacte du décès. Retour sur la carrière musicale méconnue d’un immense artiste.
Maître enchanteur
Souvent on le réduit à une chanson à succès : Destinée, à la série Nestor Burma et à quelques films marquants, comme lorsqu’il reçut le César du meilleur second rôle pour Garde À Vue de Claude Miller (1982).
Il existe un grand malentendu concernant ce natif de Belleville. Certes, il a été un acteur qui connut souvent le succès, au cinéma et évidemment à la télévision avec la série Nestor Burma. Mais il s’agit avant tout d’un des trésors cachés les plus richissimes de la chanson française, à la personnalité unique, sauvagement indépendante, à la remorque d’aucune mode, de rien ni de personne. Un artiste comme on en rêve, loin de tous les diktats de l’industrie culturelle. Un chanteur de haute volée mais également un ACI (auteur-compositeur-interprète) époustouflant, ce qu’on ne précise jamais nulle part.
Et multi-instrumentiste (clarinette, saxophone, piano). Et auteur de chansons pour quelques autres dont Nicoletta, Lucky Blondo, Annie Philippe notamment. Et écrivain sur le tard, six livres à son actif pour épater son épouse russe francophile, Adelina… Pour ne citer que les activités principales.
Souvenirs avec Guy Marchand
On me permettra, et on me pardonnera, je l’espère, d’instiller quelques petits souvenirs personnels le concernant. Un premier souvenir de ma tendre enfance…
Marchand à la télévision française et son délicieux Je Cherche Une Femme avec le partenaire historique de Django, le violoniste de légende Stéphane Grappelli ! Il m’étonne, me séduit mais c’est alors un feu de paille.
Puis je l’entends de temps à autre, et le vois dans quelques films mais sans lui prêter d’attention particulière jusqu’à un coup de foudre XXL. La découverte sur les radios françaises d’un album sublime, bouleversant : Nostalgitan.
Un concert au Bataclan à Paris, à la sortie de cet album. Un show qui achève de démontrer à mes yeux et mes oreilles que l’on a affaire à un cador, à un tout grand. Qui s’entoure des meilleurs musiciens -il dit souvent : «Les musiciens que j’accompagne» ! Dont le guitariste virtuose Christian Escoudé.
Cela se passe le 4 février 1999 et je retarde mon retour à Bruxelles pour assister aux deux autres concerts de cette série, les deux jours suivants. Quelque temps plus tard, une première rencontre à Bruxelles : je veux raconter sa vie sous l’angle musical avant tout -ce que personne n’a pris la peine de faire.
Pour une revue française aujourd’hui disparue à laquelle j’ai très longuement collaboré : Juke Box Magazine. Une série en trois volets finalement publiée en 2003. Dans un hôtel bruxellois, cette première rencontre s’enclenche très mal (je n’ai plus la date) !
Je lui pose une question que je crois un peu pointue, et il me fait cette réponse-coup de massue : «Tout est dans mes chansons»… Sonné par le gong ! La cata. Ou presque…
Je ne me souviens plus comment je tente d’échapper au fiasco, cela se réchauffe tout de même et jusqu’à mon dernier souffle je me souviens qu’en réaction à une autre question, il me regarde fixement et lui m’interroge ! «Qu’est-ce qu’il y a de mieux dans la vie ?» Je le regarde comme deux ronds de flan, je réfléchis et lui me dit, de son timbre enveloppant de violoncelle : «Un sexe de fââme !»
Que s’est-il passé ? Je crois qu’il a voulu casser vraiment tous les codes et conventions trop formatées. Pas comme des rebelles en carton très attentifs à leur image mais comme un homme réellement libre, d’une liberté farouche et indomptable coulant dans son sang. Ce qui l’a souvent mis en porte-à-faux avec les nécessités commerciales, le show business, les ventes de disques…
Je termine cette petite séquence perso introductive avec une autre de mes réminiscences. Le 22 novembre 2008, un concert au Théâtre 140 de Bruxelles. Un point d’orgue : une de ses plus grandes perles, un titre passé inaperçu à sa sortie mais devenu enfin un morceau-culte, sur le tard. Cet incroyable blues à la française, Taxi De Nuit.
Chaloupé, envoûtant, et ces paroles ciselées, magnifiques, qui même en français s’emboîtent à la perfection et nous racontent un vrai petit film ! Marchand finit par tomber la veste, s’agenouille sur la scène et termine son morceau dans l’intensité la plus totale. Comme un vrai rocker !
Il se mêle joyeusement au public dans le bar où le si regretté patron et créateur du lieu, Jo Dekmine, tourbillonne avec allégresse. Je m’approche de l’artiste et lui, qui se lâche vraiment, aux anges et avec un sourire XXL : «Alors mon grand, t’as aimé ?» Ce n’est rien de le dire…
Au fil d’une carrière
Impossible de relater une telle carrière musicale (1965-2020) de façon exhaustive. Même un très gros volume n’y suffirait pas. Plus modestement, on explore quelques jalons de son parcours musical (hors films et téléfilms).
Né le 22 mai 1937 à Belleville d’un père garagiste et fou de jazz, régisseur de Bobino à ses heures. Sa mère est au foyer. Il découvre le jazz et après diverses tentatives réussies pour retarder le départ, il embarque pour l’Algérie où se déroule une guerre qu’on ne nomme pas comme telle. Incorporé à Bou-Saada, lors d’une fête où il voit un guitariste de flamenco, il a l’idée d’écrire et composer La Passionnata.
Démobilisé et découvert par un jeune collaborateur de Barclay, Richard Bennett, il enregistre La Passionnata et sa performance vocale incroyable, son contre-ut diabolique, invraisemblable… Fun fact : c’est la femme de l’époque du jeune Nino Ferrer qui a recommandé à Bennett d’écouter cet inconnu bourré de talent, au club de la Licorne.
Et il existe un hommage crypté du grand Nino à Marchand et à cette chanson-là. Il faut écouter Bloody Flamenco par Nino Ferrer ! Sur le même disque, notamment Ça Vous Laisse Perplexe. La Passionnata est un des tubes de l’année 1965, le plus atypique de tous. Déjà !
Tout s’enchaîne dont les premières TV, les concerts dont une série de spectacles à l’Olympia à partir du 6 octobre 1965, en première partie de Richard Anthony et Sandie Shaw. Puis on le voit notamment à Lyon et il fait partie d’une tournée avec la star triomphante Adamo et Isabelle Aubret.
Un concert : le 25 janvier 1966, la Nuit du Monkiss ( !) -une danse éphémère-à l’Arsenal de Nîmes. Guy est poursuivi par de jeunes fans hystériques et doit se réfugier derrière des grilles pour leur échapper ! Cela aussi fait partie de la carrière de Guy Marchand, si loin de ses évolutions ultérieures diverses…
Dès 1966, il affiche un côté rétro totalement à contre-courant, ce qui diminue son aura auprès des jeunes. Avec des titres comme Signor Caruso et Ich Liebe Dich Marlène ! Mais le suivant vire de bord.
Il arbore une veste de cuir noir sur la pochette et balance du rock sous influence anglaise : Dancing (avec des paroles garanties d’époque d’un observateur des jeunes) et Le Knack. The Knack est un film anglais à grand succès et le terme «le knack» ou comment l’avoir) fait alors florès. On l’a totalement oublié. Acteur pour la première fois
Cinq ans avant ses supposés débuts d’acteur dans le film Boulevard du Rhum (1971), Marchand se livre déjà à cet exercice pour la toute première fois. Une séquence de l’émission culte Dim Dam Dom, Noël à Vaugirard, où il arbore son image de torero de La Passionnata, aux côtés de Régine et Dutronc, qui débutent également dans la comédie ! Et un certain Gainsbourg, déjà presque chevronné.
Les années soixante de Guy Marchand en musique
Les ventes faiblissent, Barclay dit parfois : «Marchand ne vend pas.» Et pourtant…Un EP (extended-play, un 45 tours de quatre titres) paraît au moment de Mai 1968. Dommage. Il comporte un autre morceau de bravoure invraisemblable : Broadway. Un vrai petit film mettant en scène un anti-héros fasciné par les lumières de la ville et de l’écran.
Le couplet explose de façon volcanique, avec Marchand qui déploie des capacités vocales hors du commun au son d’un big band qui swingue diaboliquement comme les plus belles machines du genre. On trouve notamment Didi Dui Da, un bel exercice de scat et encore un hurlement à la Passionnata alors que 1930 nous le fait entendre en pur crooner à la voix de velours. Mais ce disque scintillant, magnifique se voit enseveli sous les pavés de mai… Et sans doute trop à rebours des modes du jour. Il est intemporel et éternel.
1968 Année de prémices
Le 13 avril 1968, dans l’émission Black and White Show, il chante un potpourri des chansons d’Al Jolson…ce qui donne des idées à un certain Averty ! Et dans le seul article que daigne lui consacrer la revue Rock&Folk, le n°19 de juillet 1968, le chanteur envisage d’enregistrer un disque dont le héros serait «une espèce d’Argentin des années 30» !
De la suite dans les idées…Puisque le 8 mai et le 5 juin 1971, Marchand fait revivre Al Jolson dans deux séquences télévisées d’Averty, intitulées Jolly Jolie, dans l’émission Grand Public. Ce qui fut couronné aux States le 21 septembre 1971 au Hollywood Festival of World Television : Best direction. Indirectement, un grand honneur pour Guy Marchand.
1969 : Deux albums
Très belle année 1969 avec un 45 tours de qualité supérieure : Je Cherche Une Femme –C’est Une Chanson D’Amour. Le premier titre (voir plus haut) virevoltant avec Grappelli et Guy virtuoses l’un au violon, l’autre avec les paroles primesautières débitée à toute allure. C’est Une Chanson D’amour, un morceau de bravoure de crooner imparable avec un arrangeur bientôt considéré comme un des plus grands cadors de sa spécialité : le grand Michel Colombier.
Une gueule de cinoche au recto, et son côté sauvage à moto, en petit au verso… Averty-Marchand, Couple gagnant Le 24 octobre 1969, émission de Jean-Christophe Averty : Fragson Un Roi du Music-Hall. Fragson était un chanteur d’origine belge, d’avant la Grande Guerre, et qui bien avant le temps des yé-yés adaptait en français des succès anglais et américains !
Il présente une similitude avec…Marvin Gaye (!) car il finit également revolvérisé par son père. Curieusement, le délire rétro télévisuel des deux hommes séduit les spectateurs et Marchand publie un nouvel album en 1969 : Guy Marchand Chante Fragson…mais qui ne trouve pas son public, de façon prévisible.
Entre ces deux albums si différents, un dernier EP -le format 45 tours français de ces années-là -avec notamment un titre à l’ambiance comédie musicale, Bye Bye Les Girls, avec Colombier.
Les décennies suivantes
On doit sabrer dans son histoire pour des raisons d’espace disponible ! Lors des années 70, une série de 45 tours paraissent, en général sans grand succès. Même une perle (encore) : Les Filles On N’Sait Jamais –Me Voilà Seul Encore Une Fois…1975 marque sa rencontre avec la légende argentine du bandonéon Astor Piazzolla. Le 45 tours montre les deux artistes ensemble : Guy y tenait. Cela donne le classique Moi Je Suis Tango et Mister Tango, deux adaptations.
Moi…est un vrai succès en 1975 mais Mister Tango est encore une perle incroyable avec une partie de scat violente qui semble se battre en duel avec un Astor tout aussi déchaîné ! Hey Crooner est un autre succès, de 1977, basé sur l’idée de Rockollection de Laurent Voulzy : des cotations de nombreux morceaux connus. De Dean Martin notamment.
Malheureusement, personne ne remarque le si joli Las Vegas sur Marne, la face B (la meilleure) du 45 tours suivant. L’artiste en chroniqueur attentif et attendri des jeunes et de leurs rêves américains en bord de Marne.
Destinée
1982 est une année-charnière avec ce rôle de crooner ringard dans le film Les Sous-Doués en Vacances de Claude Zidi. La chanson Destinée -les grilles d’accords à l’envers de L’Été indien de Joe Dassin !, paroles Marchand et musique Cosma -se vend à des dizaines de milliers d’exemplaires.
Mais c’est une caricature, l’artiste n’est pas content alors que la même année paraît l’incroyable Taxi De Nuit, qui ne trouve pas la lumière d’un succès mille fois plus mérité. On écoutera plutôt une série de très beaux albums, dont Buenos Aires (1995) où il déploie tout son tropisme argentin.
En 2020, son tout dernier album s’appelle Né À Belleville. Et le tout dernier titre : Chanteur de Charme, alors que sur son tout premier 45 tours (La Passionnata) on trouve…Le Chanteur de Charme. Un disque-testament ? On peut le penser.
Je termine avec son album de 2006 La Dernière Vague et sa chanson-titre, sublime. Une poésie qui envoûte sur un air de rumba. Il a été emporté par cette dernière vague mais son souvenir est immortel. Ses obsèques auront lieu, avec des musiciens, le 27 décembre à Mollégès (Bouches-du-Rhône).
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