Rares sont les êtres d’exception doués d’une personnalité hors du commun, aux antipodes de la pensée unique. Parmi eux, figure l’artiste nomade  raffiné et cultivé : Tanguy de Thuret. L’Ambassade du Salvador salue son talent. Dès octobre prochain, une belle sélection d’œuvres étonnantes y sera exposée. Nous avons eu la chance de le croiser. Un moment poétique et passionnant.

Votre parcours est loin d’être banal. Pouvez-vous nous en donner certains éléments essentiels ?

Je suis né d’un père belgo-français et d’une célèbre mère salvadorienne. Mon contact avec l’art, sous toutes ses formes, date de ma petite enfance. Ma mère, diplomate et artiste, m’emmenait à ses cours de peinture, voir des expositions, rencontrer esthètes et personnalités inattendues, toutes nationalités confondues. Cette enfance- peu banale- m’a façonné tel un artiste mercurien, éternel nomade en quête de spiritualité, de beauté et d’extravagance élégante dans un monde perçu depuis toujours comme mouvant et incertain.

Nature Morte Américaine » (Huile sur toile, 2020) faite pendant le confinement à Rome © Tanguy de Thuret

A quel âge avez-vous commencé à peindre ?

Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais huit ans et j’avais accompagné ma mère à son cours de peinture. Le professeur ressemblait à un vizir égyptien. J’étais subjugué et fasciné par ce personnage. Je l’observais, dans les moindres détails, tout en essayant d’imiter ces étranges tracés réalisés par ma mère sur la surface blanche de la toile. On me donna une feuille et de quoi dessiner. A mon insu, ma mère participa à un concours en envoyant l’un de mes dessins. Ce fut un succès et le début de ma vocation de peintre.

© Tanguy de Thuret

La disparition de ma mère, quelques années plus tard, fut un élément déclencheur. Cinéphage, je commençai à  hanter la Cinémathèque de Bruxelles : Orphée de Jean Cocteau, le lyrisme historique d’Eisenstein, le Baroque fellinien, l’architecture métaphysique et le vide existentiel des êtres chez Antonioni, le maniérisme de Peter Greenaway, les passions de Ken Russell, les mythes et symboles de John Boorman.

« L’ère du vide » © Tanguy de Thuret

A cette même période  je découvris aussi l’américain Kenneth Anger et le britannique Derek Jarman: deux initiés utilisant la caméra tel un pinceau sur l’écran-toile pour faire éclore, à la lumière des projecteurs, leurs rêves et parfois même leurs pires cauchemars. C’est la révélation d’une passion supplémentaire qui m’habite toujours : celle de la réalisation de courts métrages expérimentaux.

« Uomo Uovo », 2020 © Tanguy de Thuret

Pourquoi peindre à l’ère de l’Intelligence Artificielle ?

Nous vivons une époque de grande mutation et de transformation similaire à celle vécue au début de la Renaissance. Je pense que, tôt ou tard, tous les paramètres de l’ancien monde vont être balayés. Prophétisé par l’auteur de science-fiction Stanislaw Lem, les algorithmes de l’Intelligence artificielle reproduiront à la perfection le geste des peintres de tout temps, créant ainsi tous les styles et inventant de nouvelles formes…

© Tanguy de Thuret

Cette prophétie est un peu inquiétante, vous ne pensez-pas ?

L’ère des Titans de la technologie est arrivée ! L’Homo Deus cher à l’historien Yuval Noah Harari semble être le futur de la civilisation Occidentale. « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? », écrivit un certain philosophe Allemand au siècle dernier? « A quoi bon des peintres aujourd’hui à l’époque de la reproduction technique de l’œuvre d’art ? selon Walter Benjamin. Le débat est immense et d’une brûlante actualité.

Lockdown, (2020) © Tanguy de Thuret

J’aime pousser la réflexion encore plus loin. La photographie a donné naissance à l’L’impressionnisme, le cinématographe des frères Lumière au cubisme, la psychanalyse au surréalisme. Après avoir lu un nombre considérable d’ouvrages, je suis arrivé à ce constat :  les guerres et les génocides, les massacres, l’holocauste, l’annihilation nucléaire, de 1914/1945 et d’autres tristes événements, nous ont mené au Passage de la Ligne du Nihilisme. L’abstraction, le concept se substitue à la transcendance et au religieux. Les nouvelles églises  sont les musées de l’art contemporain. Le « logos » de la critique artistique et des nouveaux prêtres, triomphe contre le « mythos créatif » du geste de l’artiste. La peinture figurative a bien mauvaise réputation aujourd’hui.

« Nature Morte Belge » (Huile sur toile, 2020) © Tanguy de Thuret

Mais alors, pourquoi peindre de manière  figurative, à l’ère du virtuel et des écrans numériques partout omniprésents?

Il n’y a pas longtemps, lors d’un passage à Paris, je fus invité à montrer mon travail à des « spécialistes », des  « communicants »de l’industrie spectaculaire du luxe publicitaire. Ceux-ci cherchaient des tableaux pour “décorer” des appartements de luxe. “Nous cherchons des artistes” me dit, avec un grand sourire, une très belle jeune femme.  Les yeux lumineux, elle m’interroge : “Vous êtes peintre?” Je lui montre des photographies de mes tableaux sur mon portable -ironie de notre époque- où l’écran a substitué l’écrit et où l’œil n’est plus qu’une caméra, un cyclope perdu dans une mer d’images mouvantes. Le visage de la jeune femme s’assombrit : “ce n’est pas ce que nous recherchons, non, non, cela ne marchera pas, j’en suis désolée ”. Un ange passe. Nous glissons vite vers de futiles échanges :  “vous avez fait votre choix? Quel vin aimez-vous ? ». Le reste de la conversation démontra l’évidence : le marché de l’art et la mode ne veulent pas de Réalisme Figuratif dans les cénacles parisiens.

« A Midsummer Night’s Dream » © Tanguy de Thuret

Jean Cocteau aimait répéter: “La mode, ça se démode ». Francis Bacon ne se lassait pas de dire : “Les monochromes  de Rothko vous rendent dépressifs ?”. Ces phrases sont plus actuelles que jamais aujourd’hui !  55 ans après sa mort, Rothko occupe les esprits de nos contemporains  et la presse est unanime.

« Daimon », (2023) © Tanguy de Thuret

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

J’ai suivi des études d’Histoire de l’Art à Bruxelles et à Londres. J’ai vécu à Paris, à Rome et à New York où j’ai commencé à réaliser plusieurs courts métrages, ainsi que des vidéos expérimentales en tous genres, des documentaires, des vidéo-clips. Guide auprès des grands musées italiens, ma passion et mon attachement à la peinture antique de Pompéi ne cesse de m’éblouir et de m’inspirer. J’ai passé des jours entiers au musée archéologique de Naples et je continue de m’échapper, dès que  possible, en Italie, à Rome ou à Venise pour contempler les grands maîtres de la peinture tels que Caravage, Francesco Clemente et bien d’autres.

« Phase II » (Huile sur toile, 2020) © Tanguy de Thuret

C’est à Rome, dans les sous-sol d’un magasin de matériels dédié à l’étude des Beaux-Arts, que j’appris la technique traditionnelle de la peinture à l’huile aux côtés du Professeur Claudio Bordi. Avant cette vie romaine, je passai quelques intenses mois à New York et dans la même perspective.

Après ma vie romaine (2020) et, entre deux confinements, je m’accordai, un bref passage à Londres. La National Gallery permit de me nourrir et de me ressourcer et, à nouveau, de m’inspirer, lors de cette période complexe. Je me souviens de ces heures passées à contempler les chefs d’œuvres de Bellini, Caravage, El Greco, Tintoretto, Piero della Francesca, etc.  

« Amazons » © Tanguy de Thuret

Aujourd’hui encore, Le miroir de la Vénus deVélasquez hante mes créations. La Vanité de Frans Hals me rappelle qu’être en vie est une victoire. Je pense que la meilleure antidote face aux folies du monde actuel est la peinture du passé.

Et votre passage en Angleterre ?

En 2020, la ville de Londres, encore traumatisée par le “lockdown” voit l’émergence de tableaux énigmatiques. Je vis à Queen’s Park dans le Nord et me consacre à des lectures ésotériques : les biographies de Crowley et Steiner écrites par Gary Lachman. Rupert Sheldrake m’inspire de manière inattendue. Durant l’été, je me rends à Eastbourne, Brighton et en Ecosse profonde. Dans ces terres reculées, il est naturel de peindre la reine Elizabeth II, de tomber nez à nez avec une voiture couverte d’un drap mauve rappelant Christo. Quel monde étrange et mystérieux..

« Queen’s Park » (Huile sur toile, 2020), fait à Londres ,été 2020, juste après le premier confinement © Tanguy de Thuret

En Automne de cette même année, je pose mes bagages à Bruxelles, peu avant le second confinement. Les restrictions dues à la pandémie sont terribles : je peins “Nature Morte Belge”, des bouteilles de bières dans deux sacs vides, sorte de métaphore des vies perdues tels des paradis artificiels au goût de l’alcool pour « exorciser » l’angoisse régnant partout dans la ville. Je commence aussi une série de portraits d’une jeune femme autiste au regard halluciné : il s’agit d’Elodie. Je me plonge dans le génie de la peinture flamande passée tel que Borremans ainsi que la nouvelle vague très prometteuse de jeunes peintres contemporains redécouvrant la peinture figurative flamande tel que Bendt, Eyckermans, Ilke Cop, etc.

© Tanguy de Thuret

Dernièrement, j’eus la chance d’exposer, à Bruxelles, lors d’événements tels que les Parcours d’artistes dans différents quartiers de la ville. Cet été, j’ai offert un de mes tableaux au Musée de la Ville de Bruxelles : GardeRobe du Manneken-Pis intitulé « Putti ».

Ces mots concernant votre travail me viennent à l’esprit : peinture ou illustration ? Académisme? Conservatisme?

A quoi bon peindre de manière réaliste à l’ère virtuelle du Metaverse? Je réalise des films sur la toile et sur l’écran. La voie abstraite  et « spirituelle » d’un Mondrian, d’un Kandinsky et d’un Malevitch était d’avant-garde et d’une grande noblesse. 

« Spiel » (Huile sur toile, 2020) © Tanguy de Thuret

A l’ère du triomphe du « tout marchandise », de la décoration papier peint pour les murs, l’Abstraction domine dans les pays latins, le spectacle condamne toute image du réel. La politique domine. Vous faites un hommage au “Déjeuner sur l’Herbe” de Manet avec des références postmodernes de la série Sud-Coréenne “Squid Game?”On vous prend pour un fou !

Vous voulez faire l’apologie du terrorisme et de la violence? Personne ne décèle le rose kitsch mécanique de la composition et le clin d’œil à Alice aux Merveilles. Vous rendez hommage au génie du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder dans « Baal d’après Brecht »? On vous demande Pourquoi peignez-vous un serial killer ? C’est trop négatif, voyons ! Et des femmes nues en plus? Mais vous avez perdu la raison ?! La nudité, à l’ère de la Société du Spectacle porno, semble choquant ?  

« The Hanged Man », (2021) © Tanguy de Thuret

Allez faire un tour au Vatican, à La Chapelle Sixtine : plus de 300 nus peints par Michel-Ange sont saisissants de beauté. « Mais c’est religieux, c’est différent », me dit-on souvent ! Dois-je rappeler que l’acte de peindre est une prière, une méditation, une concentration, une création intemporelle ?

Dans un monde en constante métamorphose, où règnent la confusion et la dissolution nihiliste, je pense et je peins ce que je vis et vois. Des images donnent naissance à d’autres images. La main guide, les couleurs changent, la perception et surtout son interprétation est ouverte aux possibles et à l’infini. A chacun de percevoir son propre ressenti, ses émotions, ses interrogations face à mes peintures…

Visitez le site de Tanguy de Thuret

Exposition dès le 4 octobre:

Ambassade du Salvador : Rue de la Science 14A. 1040 Bruxelles. Visite de l’exposition et rencontre de l’artiste sur rendez-vous. T/ 02.733.04.85


Découvrez le premier roman de Sacha Tolstoï, Exil !