Nous avons eu la chance de rencontrer Arthur Borgnis, le réalisateur de OYLEM, le premier film français entièrement tourné en yiddish. Une œuvre d’une poésie rare, le monde juif comme vous ne l’avez jamais vu.

La poésie de l’absence

Des limbes du Yiddishland, Mendele, un vieil homme, et Yitskhok, un jeune garçon, nous livrent leurs souvenirs en yiddish du milieu du XIXe siècle à 1943. Leurs voix hantent les vastes plaines d’Ukraine, les rues de Vilnius et de Lodz. OYLEM est un voyage poétique qui part à la recherche de ce monde englouti. Voilà le scénario d’Arthur Borgnis et d’Anna Guerassimoff, qui est aussi la productrice du film, sur une musique taillée sur mesure comme un costume par Olivier Slabiak.

Le réalisateur Arthur Borgnis à Bruxelles dans sa galerie d’art brut © Arthur Borgnis

Voici l’histoire d’un film incroyable, dans lequel jamais un être humain n’apparaît à l’écran pendant toute la durée de celui-ci. Seules les belles voix de Rafael Goldwaser (Mendele) et de Léopold Niborski (Yitskhok) nous font voyager dans un monde fantomatique en noir et blanc, et dans une langue presque disparue qui rajoute du mystère dans ce périple onirique, où la tragédie n’est jamais loin.

OYLEM © Eternity Films

Arthur Borgnis a commencé comme stagiaire sur « Les Amants du Pont Neuf » de Leos Carax avant de devenir assistant réalisateur durant douze ans. Il a travaillé avec de nombreux réalisateurs français et étrangers (Luciano Emmer, Véra Belmont, Tony Palmer, Pol Cruchten). Il a réalisé une quinzaine de documentaires pour la télévision française (France TV – Planète + – Public Sénat). Son dernier documentaire « Eternity has no door of escape » sorti en salle en 2018 a été sélectionné dans de nombreux festivals. Il est également galériste d’art brut, basé à Bruxelles depuis un an. Il a bien voulu répondre à quelques questions pour les lecteurs de Culturius.

OYLEM © Eternity Films

« S’il y a un village dont on peut dire en toute vérité qu’il repose, c’est bien le mien. Il repose et ne bouge pas. Il repose et n’avance pas. Il repose et, ainsi reposant, il dort sa vie parmi les hautes montagnes d’argile blanche qui l’enserrent telles les mains blanches d’un dieu malade. » Moshe Nadir, extrait de Ma Première Histoire d’Amour

Culturius : Que veut dire OYLEM et quel rapport entretenez-vous avec la langue yiddish ?

Arthur Borgnis : « Oylem » est un mot en yiddish qui vient de l’hébreu « Olam », c’est un mot polysémique qui veut dire à la fois le « monde », mais aussi « l’éternité » d’un point de vue religieux, et aussi « la foule ». Le film n’ayant aucun personnage je trouvai ce titre évident. OYLEM est aussi la tentative de redonner vie à un monde qui s’est effondré.

OYLEM © Eternity Films

Je viens de France, et ma famille est originaire de Tchécoslovaquie. Je n’ai pas du tout grandi ni été élevé dans la yiddishkeit, la judéité spécifique de l’Europe de l’Est. J’ai fait un retour du refoulé à l’adolescence. Le yiddish est arrivé très tard dans ma vie, il y a environ huit ans. Le film est écrit à partir d’extraits littéraires, le yiddish utilisé dans ce film est très classique, littéraire. Ce n’est pas le yiddish galitzianer, de Galicie, plus répandu dans les communautés, plus chantant et plus parlé. Ici la prononciation est litvak, de Lithuanie, plus dure, plus sèche, moins chantante.

OYLEM © Eternity Films

Il y a cette scène dans une synagogue qui se trouve à Doubno en Ukraine, un fief très important du hassidisme où vivait le Maggid de Doubno (prédicateur connu sous le nom de Dubner Maggid, ndlr), habité par plus de 70% de Juifs. En entrant dans cette shoul, dans cette synagogue qui était extrêmement grande et très, très haute, je me suis vraiment rendu compte de la place qu’occupaient les Juifs en Ukraine et dans toute cette partie du Yiddishland. À l’intérieur j’ai vu les trous dans le toit qui laissaient passer la lumière. Cela m’a rappelé une symbolique de la kabbale.

« Un miracle cinématographique. » Gianluca Arnone, directeur du Tertio Millenio Film Fest de Rome

Votre film est-il imprégné de kabbale ?

J’ai étudié et je continue d’étudier la kabbale chaque semaine. Mais c’est un mot valise, très générique. Il y a plus de six mille ouvrages qui parlent de kabbale, et il y a différents types de kabbales. C’est un domaine qui me passionne et m’intéresse depuis longtemps. La mystique juive est très présente dans ma vie intellectuelle et spirituelle.

OYLEM © Eternity Films

La brisure des vases, la Chevirat haKélim, est un concept qu’a formalisé Isaac Louria au XVIe siècle à Safed (dans le Nord d’Israël). Le monde a été créé par le retrait de D.ieu, à la suite de quoi un rayon lumineux a fait exploser dix vases qui sont les arbres des Sephirot. Tout cela il faut le comprendre non pas de manière formelle mais de manière imagée. Ces dix Sephirot sont des attributs divins. Ils ne sont pas à proprement parlé matériels. Ces particules du divin sont tombées sur Terre et nous sommes environnés de divin. Ce divin est dans des Kelipot, c’est-à-dire des écorces, et le rôle d’un Juif est de faire sortir la matérialité pour lui donner une spiritualité, de faire sortir ces particules de lumière de ces Kelipot, pour les faire remonter et achever ainsi la Création. C’est le Tikkoun Olam, ou Réparation du Monde.

OYLEM © Eternity Films

Kaddish pour un monde disparu

OYLEM est une sorte d’élégie des ruines. Une phrase de Kafka m’a accompagné durant le tournage : « L’art est, comme la prière, une main tendue dans l’obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne. » C’est une forme de kaddish, de prière des morts. Exprimer comment les ruines sont porteuses de mémoire, ce qu’elles réveillent et révèlent en nous. La langue yiddish elle aussi réveille des émotions particulières chez tous ceux dont la famille est partie pendant la Shoah.

OYLEM © Eternity Films

La première question que je me suis posée fut : comment puis-je montrer un monde qui n’existe plus, un monde qui a disparu ? Comment puis-je montrer ceux qui ont vécu sur ce vaste continent que l’on nomme le Yiddishland, et qui ne sont plus là ? Eh bien, j’ai simplement montré qu’ils ne sont plus là. Un des thèmes du film, c’est l’absence. Comment montrer l’absence ? Par des espaces vides, des lieux hantés par la présence de ceux qui y ont vécu. J’ai décidé de ne montrer aucune présence humaine, mais d’entendre la voix de ceux qui y ont vécu. J’ai aussi voulu ne pas donner une topographie précise des lieux. Cela pourrait être en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Pologne, en Lituanie, en Russie… La voix du personnage raconte ce que tous ceux qui ont vécu avant la Shoah ont pu vivre. Peut-être pas dans la globalité, mais dans l’esprit.

OYLEM © Eternity Films

Où peut-on voir OYLEM ?

Ce film n’a pas encore de distributeur qui lui permette de vivre sa vie dignement. C’est un temps très long, surtout quand on fait un cinéma personnel où l’on essaie d’inventer son propre langage. Pour le moment ce sont les festivals qui s’en emparent. OYLEM va sortir au cinéma Saint-André-des-Arts pour 14 séances en novembre, c’est un temple de la cinéphilie française. J’en suis très heureux car c’est un des cinémas, avec la Cinémathèque Française, où j’ai fait mes armes de cinéphile. J’y ai vu l’intégrale de Bergman, de Bresson, de Cassavetes, les films de Jean-François Stévenin. Ils ont passé récemment les films de Tarkovsky, la partie russe de son œuvre. Un artiste ne perd-il pas une partie de son âme quand il quitte son pays ? L’exil est-il propice à réaliser des chefs-d’œuvre ?

OYLEM © Eternity Films

J’ai fait une quinzaine de films pour la télévision, mais OYLEM est assurément le plus personnel. Celui que j’ai pu pleinement réaliser, sans aucune autocensure car je produisais le film moi-même. J’ai essayé de me mettre à la place du spectateur, mais sans lui mâcher le travail. Le respect que l’on doit avoir pour le spectateur est de lui permettre de garder la liberté de son regard, et cela passe une temporalité particulière, un rythme anti-contemporain.

OYLEM © Eternity Films

Par rapport aux autres arts, la particularité du cinéma c’est l’image-temps et l’image-mouvement, pour reprendre l’expression de Deleuze. Les mouvements très lents de travelling du film permettent au spectateur de rentrer dans une zone presque hypnagogique, à la limite du rêve.

Un proverbe yiddish dit : « On peut rendre le rêve plus grand que la nuit. » Et c’est un peu ce que j’ai tenté de réaliser avec OYLEM.

Ne ratez pas les séances de OYLEM du 6 au 20 novembre 2024, une seule séance chaque jour, à 13 heures, au cinéma Saint-André-des-Arts, 30 rue Saint-André-des-Arts, 75006 Paris.

Bande-annonce en YIDDISH, sous-titrée FR :


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