Adriana Molder “Aldebaran fallen to the ground” (chroniques lisboètes 7/7)
On a pu employer, au sujet d’Adriana Molder, l’expression de « Peinture sculptée », tant son œuvre représente une frontière. Frontière entre deux genres, deux univers, deux réalités. Son exposition cete année à Lisbonne, au Musée National d’Art Contemporain du Chiado, a été une formidable découverte.
Cela ne ressemble à rien de connu. Cela tient plus du frisson, du fantôme, de l’émotion que d’une exposition au sens commun du terme. On entre dans quatre salles successives, et un couloir, dans lesquels sont suspendues les formes : rien d’un tableau, d’une sculpture, d’un travail traditionnel mais juste de l’art à l’état brut. On entre dans de l’art, comme on le ferait dans un paradis ou une chambre froide. Un peu comme si ces œuvres étaient nées spontanément entre les murs, qu’elles aient suinté des plafonds, des moulures, des encoignures ; comme quelque champignon, à coup sûr hallucinogène mais, nonobstant, élégant, qui eût poussé dans la nuit sans que personne ne s’en rendît compte.

Adriana Molder © photo Alain Girodet
Ce sont des formes étranges, des formes informes, du tissu tendu et peint sur une structure légère et suspendu au plafond ou contre les murs par des liens de cuir sombre. Et tout cela représente des êtres, des visages, des femmes, des hommes, des apparitions. L’ensemble est à la fois effrayant et fascinant, terrifiant et intrigant, grave et enthousiasmant.

Adriana Molder © photo Alain Girodet
Les formes sont parfois monochromes, parfois gorgées de couleurs, comme pour inspirer, étonner, envouter : elles sont, pour certaines, suspendues suffisamment bas à l’entrée d’une salle pour contraindre le visiteur à baisser, au moins par un réflexe involontaire, la tête et se soumettre ainsi au joug de l’œuvre. Ce sont, pour beaucoup, des visages d’apparence à peu près humaine. Et ces visages sont sombres, ces figures renfrognées, ces mimiques agressives. On se trouve dans une forêt de visages qui disent la pâleur, la mort, la peur. Rien, dans ce parcours, n’est fait pour rassurer, conforter, apaiser : à quoi bon, semble dire Adriana Molder, faire venir un spectateur si c’est pour qu’il fasse comme chez lui ?

Adriana Molder © photo Alain Girodet
Et, sur chaque pan de tissu tendu, l’huile et l’encre de Chine se mêlent pour composer, recomposer, crypter une apparition vaguement vivante : ce n’est ni totalement peint ni uniquement dessiné mais comme une succession de traits et de teintes qui font sens et donnent forme. Dans le « sommeil de la raison » dont parlait jadis Goya, naissent les monstres : ceux d’Adriana Molder possèdent figures humaines et viennent nous apostropher.
On ne trouvera ni titres ni dates ni cartels explicatifs, rien. Juste la trace vibrante et vivante de l’œuvre, posée telle quelle dans l’espace. Et on a le sentiment d’être face à une installation tout autant qu’à une exposition classique : les emplacements, les regroupements, les dispositions sont totalement voulus, bien sûr, mais conservent cette espèce d’anarchie apparente qui pourrait faire penser que le hasard seul avait cherché à s’organiser.

Adriana Molder © photo Alain Girodet
Simplement, à titre d’explication globale, Adriana Molder donne un titre général à son exposition et la place sous le patronage de Karen Blixen : «I even once dreamed about you, Madame, and that when I found the star Aldebaran fallen from the sky, I picked it up and gave it to you » (J’ai souvent rêvé de vous, Madame, et de l’idée que je trouvais l’étoile Aldebaran tombée du ciel, que je la ramassais pour vous l’offrir.)
Aldebaran, c’est l’étoile la plus brillante de la constellation du Taureau, et c’est l’une des rares à posséder une planète extra solaire et à former ainsi avec elle un système planétaire. Aldebaran tombée du ciel, c’est le cosmos tout entier qui cesse d’exister, c’est la fin de la lumière, la mort d’un monde. On comprend que la formule « Aldebaran fallen from the sky » ait pu faire fantasmer Adriana Molder.
Chroniques lisboètes (1) : le quartier de la Baixa