Connaissez-vous Rosa Bonheur ? Avec un nom de meneuse de revue et une allure de dame patronnesse, elle cache bien son jeu. Célébrée de son vivant,longtemps ignorée ensuite, elle vit aujourd’hui une nouvelle heure de gloire. Consacrée au musée d’Orsay dans une belle exposition pour commémorer le deux centième anniversaire de sa naissance ; elle mérite que l’on creuse un peu le phénomène.

Une femme moderne

Marie-Rosalie Bonheur était féministe, une Colette avant l’heure, indépendante, fidèle aux femmes qu’elle a aimées tout au long de sa vie jusqu’à la mort puisqu’elle repose au Père-Lachaise aux côtés de Nathalie Micas, sa compagne depuis l’adolescence et de Anna Klumpke, l’accompagnatrice de ses dernières années.

Née le 16 mars 1822 à Bordeaux, elle retrouvera son père, Raymond Bonheur à Paris avec sa mère, ses deux frères et sa sœur en 1829. Le portraitiste avait rejoint l’année précédente la communauté des saint-simoniens contraignant Sophie,  sa femme, à travailler pour subvenir aux besoins de la famille. Elle sera victime de l’épidémie de choléra en 1833, Rosa allait avoir onze ans.

Portrait du peintre Rosa Bonheur aux côtés d’un bovidé, vers 1857
Edouard Dubufe

À quatorze ans, Marie-Rosalie refuse de poursuivre son apprentissage de couturière et insiste pour assister aux cours de son père qui finit par céder. Les femmes n’étant pas admises à l’École des Beaux-Arts (elles ne le seront qu’en 1897), il l’accepte dans sa classe où elle apprend les bases en faisant de nombreuses copies d’œuvres classiques au Louvre. Ses Deux lapins lui permettront d’être sélectionnée à dix-neuf ans pour exposer au salon de 1841. Elle prendra même la direction de l’école à sa mort, endossant, ce qui n’était pas commun à l’époque, le rôle de soutien financier de toute la famille.

Deux lapins, 1841, Rosa Bonheur

C’est Raymond Bonheur qui oriente Rosa sur la piste de la peinture animalière pour la distinguer de ses consœurs traditionnellement dévolues aux natures mortes. L’atelier devient une véritable ménagerie abritant selon les tableaux : vaches, lapins, chèvres, chevaux et autres volailles. Elle obtient une dérogation pour porter un pantalon et arpenter plus facilement la campagne pour trouver de nouveaux modèles. En un temps où « toute femme travestie en homme doit être arrêtée par la police », cette demande est audacieuse et elle la renouvellera tous les six mois.

La philosophie paternelle l’a sans nul doute orientée vers l’émancipation mais le triste sort de sa mère a aussi forgé le caractère de Marie-Rosalie qui signera du diminutif qu’elle lui donnait, se promettra de ne jamais dépendre d’un homme et adoptera un mode de vie libre, cheveux courts et cigare à la bouche.

J’avais pour les étables un goût plus irrésistible
que jamais courtisan pour les antichambres royales ou impériales
.

Rosa Bonheur

Au sommet de la réussite, agacée de se sentir « observée comme une bête curieuse », Rosa décide de se retirer à la campagne où elle recevra des visiteurs triés sur le volet comme l’impératrice Eugénie qui la décorera de la Légion d’Honneur en 1865, excusez du peu ! Elle est la première femme à jouir de cet honneur souligné par les mots de sa prestigieuse amie :  « Le génie n’a pas de sexe » Elle sera officier trente ans plus tard.

On comprend bien à ce stade qu’elle ait été prise pour modèle par les féministes de la fin du XIXe siècle .

« Melle Rosa peint presque comme un homme. » – Un critique au salon de 1847.

Un peintre international

Grâce à son agent et ami Ernest Gambart, Rosa partira en tournée à Londres où elle sera reçue par la reine Victoria puis  en Écosse, sur les traces de Walter Scott ; elle exposera aux États-Unis où ses toiles remportent un vif succès. En se tournant vers le monde anglo-saxon, elle réalise le tour de force de s’écarter des voies habituelles du marché de l’art exclusivement dirigé par les hommes en cette fin de  XIXe siècle. Mieux encore, on s’arrache les cartes postales et les poupées à l’ effigie de cette  pionnière d’un marketing naissant. 

Les Français sont plus réservés,  déstabilisés peut-être devant  cette femme qui sillonne les campagnes en quête de scènes rurales illustrant les tâches quotidiennes des paysans, bergers et charbonniers.  Son Labourage est pourtant salué au Salon de 1845 et Taureaux et bœufs, race du Cantal très remarqué à celui de 1848. Elle fréquente  depuis longtemps les abattoirs et les marchés aux chevaux pour prendre des notes et dessiner des croquis. C’est ainsi qu’elle réalise la toile qui lui fera rencontrer Ernest Gambart, Marché aux chevaux à partir de ses observations sur le terrain et qui lui vaudra un véritable triomphe au salon de 1853. 

Cette peinture monumentale, acquise par un collectionneur américain trône aujourd’hui au Museum of Art de New-York et c’est une réplique peinte par Rosa, propriété de la National Gallery de Londres que vous pourrez admirer à Orsay.

Le marché aux chevaux, 1853, Rosa Bonheur

Les hommes apparaissent peu dans les œuvres de Rosa Bonheur ou alors en communion avec les animaux dans le travail. Ses sujets principaux sont bien les chevaux et  les bovins dont elle sublime la puissance, elle connaît les spécificités de chaque race qu’ elle reproduit fidèlement et auxquelles elle insuffle une force majestueuse. Réaliste sans être rattachée au courant artistique, Rosa Bonheur a souvent été méprisée par ses confrères, associée au conservatisme bourgeois. Paul Cézanne disait du Labourage Nivernais (commande de l’État français en 1848) qu’il était « horriblement ressemblant » et qualifiait sa peinture en général  d’un « excellent sous-ordre ».

Elle sera par contre louée la même année par Théophile Gautier « Quelle vérité et quelle observation parfaite nous mettons Rosa Bonheur sur la même ligne que Paulus Potter, le Raphaël des moutons On l’associe outre-Manche à son alter ego, Sir Edwin Landseer, le peintre animalier le plus célèbre d’Angleterre alors en la surnommant « female Landseer ».

Le refuge de By

Rosa et Nathalie Micas

Lassée donc de cette notoriété envahissante, Rosa Bonheur décide de faire l’acquisition du château de By près du village de Thomery en lisière de la forêt de Fontainebleau, où elle s’installe avec son amie de cœur, Nathalie Micas et la mère de celle-ci en 1859. Elle devient alors une sorte de « gentlewoman farmer »  entourée de ses nombreux animaux. Elle y vivra libre et heureuse à la tête de son arche pendant quarante ans. 

L’oeuvre de Rosa Bonheur est un véritable album de famille animalière ; le peintre qui, à l’instar des adeptes de Henri de St Simon, prône le respect des animaux qu’elle pense doués d’une âme en fait ses modèles privilégiés. Margot,Grisette et Panthère les juments ; Jacques, le cerf ; Kiki, le sanglier ; Bellotte, Pastour, Charbonnier, Gamine, Charley et Daisy les chiens ; Farino, le chat  angora blanc mais aussi Coco, le perroquet, Ratata et Boniface, les singes et Pierrette, Brutus et Fathma, le lion et les lionnes sont les compagnons quotidiens du peintre.

En 1860, on peut compter deux cents animaux, la plupart sauvages, sur le domaine devenu un vaste atelier en plein air.

L’œil n’est-il pas le miroir de l’âme pour toutes les créatures vivantes ; n’est-ce pas là que se peignent les volontés, les sensations des êtres auxquels la nature n’a pas donné d’autres moyens d’exprimer leur pensée.

Rosa Bonheur

Rosa et Buffalo Bill, rencontre de deux stars

Rosa Bonheur rencontre le colonel Cody à l’automne 1889  alors qu’elle est en deuil de Nathalie et ne touche plus un pinceau. Elle assiste au Wild West Show en marge de l’Exposition universelle et découvre un monde qu’elle ne connaissait qu’à travers les livres de Fenimore Cooper. Elle accepte de faire le portrait de Buffalo Bill et multiplie les croquis de bisons, de mustangs et d’amérindiens. 

Elle pose aux côtés de Buffalo Bill et des chefs  Indiens Rocky Bear et Red Shirt, impressionnée par leurs coiffes et leurs ornements. Le colonel lui offrira d’ailleurs un costume d’Indien Lakota toujours visible à By où il lui rend visite. Cette rencontre improbable donna lieu à une véritable  amitié entre deux personnalités que réunissaient sans doute l’amour des chevaux et des êtres libres .

L’héritage de Rosa Bonheur

Seule Anna Klumpke, jeune peintre américaine parviendra à sortir Rosa de l’abattement dans lequel l’a plongée la mort de Nathalie en 1889. Après une correspondance de neuf années, Anne s’installe au château pour écrire les Mémoires de son amie. Elle restera à ses côtés  jusqu’à sa mort et en tant que légataire universelle, c’est elle qui gérera son œuvre et ses biens. Elle publie en 1908 une biographie de l’artiste et crée un un prix Rosa Bonheur à la Société des artistes français.

Elle la rejoindra en 1942 dans le caveau de la famille Micas aux côtés de Nathalie.


Anna Klumpke et Rosa en 1898

Après des années d’abandon ponctuées de  quelques rares visites des lieux organisées par le syndicat d’initiative et plusieurs projets culturels avortés, le domaine est racheté par une cheffe d’entreprise qui le restaure pour en faire une maison d’hôtes de luxe intégrant un musée.   N’hésitez pas à rendre une petite visite à Rosa dont l’atelier est resté « dans son jus » : sa blouse, son chapeau, ses croquis et même le cendrier rempli de mégots semblent attendre son retour… Vous pourrez même prendre un goûter au salon de thé et pourquoi pas dormir sur place dans la chambre du peintre ou dans l’atelier d’hiver avec vue sur le parc pour guetter les fantômes de Rosa et de ses chers animaux.

Visites guidées sur réservation, ici.

Rosa Bonheur est plus que jamais d’actualité aujourd’hui, ne tardez pas à faire sa connaissance réservant vos places pour la superbe exposition du musée d’Orsay : Rétrospective Rosa Bonheur (1822-1899) : du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023 au musée d’Orsay

« Mon père, cet apôtre enthousiaste de l’humanité, m’a bien des fois répété que la mission de la femme était de relever le genre humain, qu’elle était le Messie des siècles futurs. Je dois à ses doctrines la grande et fière ambition que j’ai conçue pour le sexe auquel je me fais gloire d’appartenir et dont je soutiendrai l’indépendance jusqu’à mon dernier jour. » Rosa Bonheur

Sa majesté l’impératrice Eugénie rendant visite à Mlle Rosa Bonheur dans son atelier de Thomery
1864, Auguste Victor Deroy d’après Frédéric Théodore Lix