Claude Simon sur la route des Flandres : peintre et écrivain
Quand Marianne Petit, directrice de la Villa Yourcenar du Mont Noir visite l’exposition Claude Simon au Musée d’Art Moderne de Collioure en cette fin d’été 2021, elle imagine aussitôt célébrer le grand écrivain dans sa maison. Mais la villa est petite et l’idée de fragmenter l’exposition en la répartissant dans plusieurs lieux devient vite une évidence.
Exposition du 7 octobre 2023 au 7 janvier 2024, Musée de La Piscine, Roubaix.
Ce sera donc La Villa pour la création littéraire de Claude Simon et son rapport à l’histoire, La Piscine de Roubaix pour un impressionnant panorama des œuvres plastiques de l’artiste et le Château Coquelle à Dunkerque pour admirer le grand paravent à quatre feuilles. Elle entre en contact avec Mireille Calle-Gruber, professeur d’université, auteure et ayant droit testamentaire de Claude Simon qui lui procure toute la matière nécessaire pour cette exposition tricéphale dont nous allons découvrir ensemble le premier volet.
Claude Simon, le peintre
Il faut savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait.
Raoul Dufy
L’enfant du désastre
Claude Simon est né en 1913 à Madagascar où son père dirige l’école militaire de Tananarive, ses parents lui donnent le nom d’un frère disparu avant lui. Son père est tué au combat en 1914 et durant l’été 1919, sa mère l’entraîne sur les champs de bataille à la recherche de sa tombe. Elle est emportée à son tour par un cancer en 1925. La mort hante l’œuvre de Claude Simon, on comprend pourquoi…
Orphelin à douze ans, il est interne au collège Stanislas de Paris. Il est élevé par sa grand-mère maternelle à Perpignan et retrouve les trois sœurs célibataires de son père pendant les vacances. Selon la volonté de sa mère, il est placé sous la tutelle de son cousin germain, Paul Codet qui gère les vignobles dont il a hérité. Il sera affectueusement entouré par les trois familles.
Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux.
Rainer Maria Rilke, Epigraphe de Histoires
Claude Simon découvre la musique, le théâtre et les expositions dans ses moments de liberté; il s’inscrit aux Beaux-Arts et décide de se consacrer à la peinture et à la photographie dès ses dix-huit ans. Il y rencontre Alfred Cassou et Renée Clog qu’il épousera en 1940. Claude et Renée fréquentent l’atelier Julian et s’inscrivent en 1933 à l’académie d’André Lhote. A l’instar de nombre des élèves de l’atelier de la rue d’Odessa, Claude Simon se passionne pour la photographie et il commence l’argentique lorsqu’il fait la connaissance de Philip Halsmann pour qui pose Renée.
Sa première photographie Danseuses est publiée en 1938 dans le n°4 de Verve. Elle sera suivie de nombreuses autres réunies dans trois albums dont l’Album d’un amateur en 1988. La rue est son domaine de prédilection, il prend des clichés comme autant d’arrêts sur images pour fixer les souvenirs.
Après son service militaire dans un régiment de dragons, il décide de se rendre en Espagne en pleine guerre civile. Il ne combat pas mais participe au transbordement d’armes destinées aux républicains espagnols dans le port de Sète et n’aura de cesse de venir ensuite en aide aux réfugiés.
De retour à Paris, Claude et Renée installent leur atelier à Montparnasse. Claude voyage à travers l’Europe pendant l’été 1937 avec son ami Alfred Cassou et rentre déçu par sa visite de l’URSS, objectif du périple.
Claude Simon est mobilisé le 27 août 1939 et intègre un régiment de dragons ; il est fait prisonnier quelques mois plus tard. Ayant réussi à se faire passer pour un Malgache de souche, il est rapatrié dans un camp du sud-ouest de la France d’où il s’évade pour rejoindre Perpignan puis Paris où il participe à la Résistance. A Perpignan, il se lie avec Raoul Dufy.
Au désastre de la guerre vient s’ajouter un drame personnel : son épouse se suicide le 7 octobre 1944 dans leur appartement. Il se réfugie chez ses tantes puis chez ses amis, Marc et Yvonne Saint-Saëns. Il rentrera à Paris début 1945 avec Yvonne et ses filles.
De la peinture à l’écriture
Le sujet d’un tableau c’est la peinture, le sujet d’un roman c’est l’écriture.
Orion Aveugle, 1970
En 1951, il épouse Yvonne Ducuing, peintre et sculpteur divorcée de Marc Saint-Saëns, qui l’initie au collage. Il ne cessera dès lors de pratiquer, inspiré souvent par d’autres artistes comme Jacques Prévert, orfèvre en la matière.
Il cessera de peindre au début des années 60 après avoir exploré le cubisme, la peinture de Bonnard et de Vuillard, de Dubuffet et de Miró. Il détruira même la plupart de ses tableaux quand Yvonne disparaîtra en 1999, plus de vingt ans après leur séparation mais il restera photographe, auteur de dessins à la plume et de collages toute sa vie. Il gardera de belles amitiés chez les peintres notamment Raoul Dufy, Pierre Soulages et Jean Dubuffet.
La peinture reste une référence constante dans le discours simonien. Plusieurs de ses romans lui permettent d’exprimer son point de vue sur différentes questions ayant trait à l’art. Il revendique d’ailleurs une technique littéraire proche de celle de la peinture : « Je travaille comme un peintre » (Journal La Croix en 1985). Ses plans de montage où il utilise des couleurs différentes pour chacun de ses personnages et pour les thèmes principaux de ses romans témoignent également de cette démarche picturale : « J’écris mes livres comme on ferait un tableau. Et tout tableau est d’abord une composition. »
Claude Simon, l’écrivain
Ou peut-être ai-je besoin de voir les mots, comme épinglés, présents, et dans l’impossibilité de m’échapper ?
Claude Simon. Début de la Préface manuscrite d’Orion Aveugle, (Skira, Les sentiers de la création, 1970)
Ecrire en peintre
Avant la guerre, il avait lu Proust, Joyce et Faulkner qu’il considérait comme ses professeurs en écriture et les véritables précurseurs du mouvement surréaliste qu’il découvre dans la revue Minotaure. Le bruit et la fureur de William Faulkner est traduit en 1938, Claude Simon a découvert l’auteur américain dès 1933 et l’a lu avec passion.
… écrivant, ,Claude Simon ne cesse de peindre.
Claude Simon : être peintre, Mireille Calle-Gruber
Il a aussi été fasciné par Un chien andalou et L’Âge d’or de Buňuel, ses films préférés. En 1966 dans Les Cahiers du cinéma, il citera aussi Citizen Kane, L’Année dernière à Marienbad, A bout de souffle et les films de Chaplin, Keaton et des Marx Brothers.C’est dans ce terreau culturel que germeront et s’épanouiront ses premiers romans et qu’il écrira un scénario dans la foulée de la parution de La Route des Flandres en 1960, « un rêve de film »puisqu’il ne parviendra pas à le réaliser.
C’est donc à la Libération que Simon publie son premier roman, le Tricheur (1945) ; suivront la Corde raide (1947), Gulliver (1952) et le Sacre du printemps (1954), des romans influencés par William Faulkner et l’existentialisme. Il minimisera leur importance ensuite, ne les incluant pas à son choix d’oeuvres à publier dans La Bibliothèque de la Pléiade qui paraitra un an après sa mort.
En 1951, l’écrivain contracte la tuberculose et doit rester cinq mois alité. Cette expérience change son approche de la littérature ; face à sa propre finitude et immobilisé, il explore déjà sa mémoire.
Il rencontre Alain Robbe-Grillet alors conseiller aux Editions de Minuit en 1956. C’est lui qui transmet le manuscrit de Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque à Jérôme Lindon qui le publiera l’année suivante. C’est aux yeux de son auteur le premier roman qui compte.
Proche des acteurs du Nouveau Roman, Claude Simon adopte un mode de narration discontinu au service d’un texte qui est plus « l’aventure d’une écriture » pour reprendre les termes de Jean Ricardou que « l’écriture d’une aventure ». Il restera toutefois en marge du mouvement dont il n’épouse pas tous les préceptes.
En 1962, il fait la connaissance de Réa Karavas, une jeune Athénienne avec qui il s’installe à Salses dans la maison de la famille maternelle de l’écrivain. Son divorce avec Yvonne ne sera prononcé qu’en 1977 et il épousera Réa l’année suivante mais il restera ami avec sa seconde épouse jusqu’à la mort de celle-ci.
En 1967, il obtient le Prix Médicis pour son roman Histoire. Il participe avec Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et d’autres au colloque de Cerisy sur Le Nouveau roman en 1971. Il subira les critiques acerbes de ses comparses pour avoir exposé en salle de conférence des « référents »: photos de famille, reproductions de tableaux et autres objets ce qui faisait de lui un « réaliste honteux ». Deux ans plus tard, un second colloque lui sera cette fois entièrement consacré.
Le prix Nobel de littérature en 1985 récompensera pour l’ensemble de son oeuvre un auteur « qui, dans ses romans, combine la créativité du poète et du peintre avec une conscience profonde du temps dans la représentation de la condition humaine. »
Celui qui disait ne toujours pas avoir compris « tout cela » dans son discours de Stockholm : « Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée […] et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est» meurt le 6 juillet 2005.
Sur la route de Claude Simon
– Avez-vous toujours su que vous seriez écrivain ?
– Non, j’aurais voulu être peintre.Peintre ou jockey – c’est ce qui m’aurait donné une joie absolue et totale.
(Claude Simon, Entretien avec Josane Duranteau, 1967)
Une oeuvre majeure
«Tout en poursuivant peintures, dessins, collages, assemblages, où la plasticité des couleurs et des formes émancipe le geste de la représentation, Claude Simon cherchera pendant vingt ans la forme narrative capable de raconter le désastre – la fin d’un monde. Une fin du monde.» Mireille Calle-Gruber
Le motif du cheval est récurrent dans l’oeuvre de Claude Simon et l’animal donne même son titre à cette nouvelle publiée en 1958 dans Les Lettres Nouvelles et rééditée aux éditions du Chemin de Fer en 2015 sous l’impulsion de Mireille Calle-Gruber, prélude à La Route des Flandres en gestation depuis plus de dix ans et qui mettra encore deux ans à éclore.
Cet après-midi du 14 octobre, j’assistais à une performance du comédien Jacques Bonaffé venu en voisin à La Piscine lire la nouvelle Le Cheval. Sous les yeux d’un public averti dont Marianne Petit et Mireille Calle-Gruber, accompagné d’une musicienne qui ponctuait le texte de phrases musicales, il allait donner vie à deux dragons au cœur de la débâcle.
Le narrateur et son compagnon font une halte avec leur escadron dans un hameau et assistent à l’agonie d’une monture maltraitée par son cavalier. La lecture et le jeu puissant de sobriété du comédien traduisent le réalisme tragique de la nouvelle. Apparaît alors une facette méconnue de l’auteur, populaire et burlesque ; un traitement profondément humaniste de la détresse des soldats.
Dans La Route des Flandres l’auteur se remémore l’embuscade tendue par les Allemands à son escadron dans un village des Ardennes, une fois encore il est un survivant. Réalité et fiction se confondent, le narrateur est convaincu que le capitaine de Reixach, abattu sous ses yeux, est allé au-devant de la mort dans un acte plus suicidaire qu’héroïque.
Pour poursuivre la route de Claude Simon :
Rendez-vous à la Villa Marguerite Yourcenar jusqu’au 17 décembre pour découvrir les plans de montage de La Route des Flandres et au Château Coquelle le 18 novembre pour assister à une autre lecture de la nouvelle Le Cheval par Jacques Bonaffé.
Site de l’Association des Lecteurs de Claude Simon, ici.
Et pour une visite de la maison de Claude Simon, ici.
Bibliographie choisie de Claude Simon :
Claude Simon, une vie à écrire, Calle-Gruber Mireille, Biographie, Seuil, 2011
Claude Simon : être peintre, Calle-Gruber Mireille, Hermann, 2021
La Route des Flandres, Minuit, 1960
Le Cheval, édition posthume par Mireille Calle-Gruber, Le chemin de fer, 2019