Sur le devant de la scène à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, Colette continue de nous impressionner de par ses talents, ses audaces et son modernisme. Une femme plurielle qui semble avoir vécu plusieurs vies et qui nous laisse une œuvre magistrale. L’histoire commence avec une écolière au col rond et se termine avec une vieille dame écrivant à sa fenêtre de Port Royal, un chat ronronnant sur les genoux. Mais entre ces deux images d’anthologie, ce sont des dizaines de facettes différentes qui composent un personnage toujours aussi mystérieux.

Je n’accepte que la fleur de tout le plaisir et le meilleur de ce qu’il y a de mieux, puisque je ne demande plus rien.

Colette – La Naissance du jour
Colette en bas de chez elle au Palais-Royal vers 1930

Une histoire de prénoms

Ce nom délicat, naïf, jusqu’alors porté par des jeunes-filles qui suggéraient la vision de leur pensionnat distingué, de leurs fiançailles élégantes ou contraintes, devint, dans sa brièveté, sa solitude dominatrice, un cabochon démesuré et sans fêlures, auprès de quoi pâlirent toutes les pierres taillées, lui dédiant spontanément leurs faisceaux de lueurs.

Anna de Noailles, Le livre de ma vie, 1932

Sidonie-Gabrielle Colette dite Colette est née à Saint-Sauveur-en-Puisaye le 28 janvier 1873. Sa mère, Sidonie Landoy veuve Robineau-Duclos avait épousé en secondes noces son père, Jules-Joseph Colette.

Elle eut deux enfants pendant son premier mariage : Juliette en 1860 et Achille, « l’enfant de l’amour », fruit de sa liaison avec Jules Colette en 1863. Sidonie-Gabrielle avait un frère, officiel celui-là et de six ans son aîné, Léopold.

Le capitaine Colette vit dans l’ombre de Sido qu’il vénère, amputé d’une jambe lors de la campagne d’Italie, il est d’une grande discrétion et se contente de noircir des feuillets qu’il déclame devant la petite Gabri attendant sa critique. Colette l’évoque rarement alors que Sido, femme de caractère, apparaît dans La Maison de Claudine en 1922 et devient le personnage principal de son œuvre. L’amour maternel est total, étouffant, clivant et le mariage avec Henri Gauthier-Villars dit « Willy » sera l’occasion, c’est en tout cas ce qu’espérait la future Colette, de lui échapper pour devenir autonome.

Sidonie Landoy à qui Colette rend un hommage vibrant dans Sido.

La fille aînée Juliette, marquée comme le dira Sido de l’hérédité des Robineau-Duclos se suicidera comme l’avait fait son père, laissant la place au capitaine. Achille deviendra père de famille et médecin à Châtillon-Coligny où il accueillera Sido après la vente de la maison de Saint-Sauveur et Léo vivotera… Un temps pianiste de bar, souvent à la rue.

Sidonie-Gabrielle Colette, la petite fille, dont le prénom composé est suivi d’un patronyme qui est aussi un prénom, baptisera l’héroïne de ses premiers romans d’un autre prénom encore, Claudine à qui succédera Annie. Et elle signera ses premiers textes du pseudonyme de son premier mari, « Willy », toujours un prénom, avant d’affirmer son propre nom. Difficile et longue conquête de l’individualité allant de pair avec une émancipation qui aboutira au divorce.

Une histoire de rôles

Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle. 

Colette, Épigraphe, La Naissance du jour

Qui est la vraie Colette ? Willy, chroniqueur musical et journaliste à l’Écho de Paris prend sa place d’auteure pour des raisons « pratiques » qui ne gênent en rien la jeune femme soumise aux désirs de son époux et convaincue de n’avoir aucun talent. L’usurpateur lui-même ne prendra conscience de l’intérêt des écrits d’abord rangés dans un tiroir que plusieurs mois après avoir demandé à Colette de s’épancher : « Vous devriez jeter sur le papier des souvenirs de l’école primaire. N’ayez pas peur des détails piquants, je pourrais peut-être en tirer quelque chose… Les fonds sont bas. »

Il supervise et oriente l’écriture des prétendus souvenirs de sa femme, lui intimant l’ordre de les pimenter pour les rendre plus vendeurs. Elle accouchera ainsi de six livres attribués à son mentor : Claudine à l’école (1900), Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1902), Claudine s’en va (1903), Minne (1905) et Les égarements de Minne (1906) mais son nom sera accolé à celui de Willy sur la première de couverture de Dialogue de bêtes en 1904 et sur celle de Sept dialogues de bêtes préfacé par Francis Jammes, en 1905 ; frémissements d’un affranchissement futur. Elle signera Colette Willy jusqu’en 1913 puis Colette suivie des deux autres noms entre parenthèses et enfin Colette seul…

Lorsqu’elle répond des années plus tard aux questions d’André Parinaud, elle confesse que tous les personnages des « Claudine » à l’exception de quelques-uns comme la grande Anaïs étaient inventés. Même chose pour les confidences de petite-fille que Willy lui demandait d’arranger « pour qu’elles fussent un peu moins pour petite-fille ». Colette invente l’autofiction avant l’heure, ses propres expériences apparaissent dans les textes avec des modifications et des ajouts comme dans Le Blé en herbe qui est inspiré de sa relation avec le fils de son deuxième mari.

Tout cela ressemble fort à une opération de marketing avant l’heure, les cols « Claudine » furent vite à la mode, on achetait les cartes postales où Willy s’exposait entre Colette et la comédienne qui tenait son rôle au théâtre : Polaire. Colette retint la leçon et dans les années trente, elle se lança dans la production de cosmétiques qui portèrent son nom, « Je m’appelle Colette et je vends des parfums. » Cela ne dura pas, comme l’écrivit Natalie Barney, son amie, « elle abandonna cette profession, pour laquelle elle avait montré plus de persévérance que de talent, et reprit, dans sa villa La Treille Muscate, son travail d’écrivain », elle avait une œuvre à construire.

Comme il y eut Claudine à l’école, Claudine à Paris, Claudine en ménage et Claudine s’en va ; il y eut Colette écrivain, Colette journaliste, Colette comédienne, Colette danseuse, Colette esthéticienne, Colette à l’académie Goncourt. À l’instar des chats qu’elle aimait tant, une femme qui a vécu plusieurs vies : dans sa campagne, dans ses livres, sur scène, dans les cercles parisiens les plus en vue et dans les plus dissimulés. À quel moment, dans quel rôle, Colette fut-elle vraiment elle-même ? La question subsiste…

Colette photographiée par Gisèle Freund en 1939 chez elle au Palais-Royal.

Des histoires d’amour

L’amour n’est pas un sentiment honorable 

Colette, La naissance du jour

Colette quitte Willy en 1906 après quatorze années de vie commune quand elle apprend qu’il a vendu les droits des « Claudine » aux éditeurs. Cela faisait déjà quelques années qu’ils vivaient librement dans une plus ou moins bonne entente, Willy multipliant les maîtresses et Colette, confrontée à la désillusion, s’émancipant de jour en jour. Congédiée comme une vulgaire employée, elle riposte en écrivant et en signant de son nom seul La Retraite sentimentale en 1907 précédé de cet avertissement au lecteur : « Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature, j’ai cessé de collaborer avec Willy. Le même public qui donnera sa faveur à nos six filles légitimes, les quatre Claudine et les deux Minne se plaira, j’espère à La retraite sentimentale et voudra bien retrouver dans celle-ci un peu de ce qu’il goûta dans celles-là. »

Colette, Henry de Jouvenel et Bel-Gazou à Castel-Novel. 

À la faveur de sa collaboration au quotidien Le Matin où elle dirigera les pages littéraires, elle rencontre en 1910 un co-rédacteur en chef, le baron Henry de Jouvenel des Ursins qu’elle épousera deux années plus tard. De cette union, naîtra une petite fille le 3 juillet 1913, Colette Renée surnommée Bel-Gazou, que ne connaîtra pas Sido, disparue quelques mois auparavant. Ainsi, celle qui avait si bien joué le rôle de fille aura beaucoup plus de mal à jouer celui de mère, celui de baronne aussi d’ailleurs. Colette et « Sidi » se sépareront en 1925 après treize années de mariage alors que devenu sénateur, le baron s’était épris de la princesse Bibesco. Elle mit à profit ces années « au château » pour poursuivre son œuvre avec entre autres : L’Entrave (1913), Chéri (1920), La Maison de Claudine (1922) et Le Blé en herbe (1923).

Colette et Maurice Goudeket, 1935 à New York.

C’est auprès de Maurice Goudeket, son troisième mari qu’elle finira sa vie. Rencontré à Monte-Carlo en 1925, elle profita de sa voiture pour rentrer à Paris et ne changea plus, dès lors de compagnon de route. L’exemplaire de La Vagabonde qu’elle lui dédicaça portait cette mention : « A Maurice Goudeket, en souvenir de 1000 kilomètres de vagabondage. » ; ils en parcourront bien davantage ! Elle l’épousa en 1935 et publia d’autres textes majeurs comme Mes Apprentissages l’année suivante, Gigi en 1944, L’Étoile Vesper en 1946 et l’ultime écrit, Le Fanal bleu en 1949.

Et d’autres amours traverseront sa vie…

Colette et Missy, la marquise de Belbeuf, rue de Villejust. Paris, mars 1910.

Natalie Barney et Renée Vivien l’introduisent dans le monde de Sapho où Colette débutera dans la pantomime et se produira sur scène. Sa carrière de comédienne est lancée. Elle se lie avec la marquise de Belbeuf, Sophie-Mathilde de Morny, la sulfureuse Missy au bras de qui elle s’affiche tandis que se multiplient ses performances très dévêtues sur scène, et avec qui elle provoquera au Moulin Rouge l’énorme scandale du Rêve d’Egypte.

Son activité de comédienne se prolongera toutefois bien au-delà de la liaison avec Missy (1911) jusqu’en 1926. La Vagabonde (1911) et L’Envers du Music-hall (1913) relateront de cette époque difficile et haut en couleurs pendant laquelle elle n’a cessé d’écrire : Les Vrilles de la vigne (1908) et L’Ingénue libertine (1909).

Son beau-fils, Bertrand de Jouvenel, avec qui elle se lie intimement en 1920, apparaîtra sous les traits du jeune Philippe éveillé aux choses de l’amour par une dame de trente ans… Dans Le Blé en herbe (1923). Le jeune homme sera contraint par ses parents de se marier au plus vite pour mettre fin à sa scandaleuse liaison.

Des histoires d’amitiés aussi…

Une bohème littéraire et parisienne.

Colette, Entretiens, 1950

Colette entretient une correspondance suivie avec Hélène Picard, poétesse confidentielle qui fut sa secrétaire au Matin et Marguerite Moreno, actrice reconnue. Elle restera intimement liée avec les deux femmes jusqu’à leurs morts respectives en 1945 et en 1948. Elle se liera ensuite avec Renée Hamon, « le petit corsaire », jeune exploratrice qui lui permettra de voyager par procuration sur les traces de Gauguin à Tahiti et aux Marquises.

Mais il faudrait citer aussi Polaire, Renée Vivien, Natalie Barney, Lucie Delarue-Mardrus et encore Annie de Pène et Germaine Beaumont, mère et fille et bien sûr l’incontournable Anna de Noailles. Elle évoque « un va et vient jeune et plaisant » pour qualifier ses premières années de vie commune avec Monsieur Willy mais c’est une expression qui pourrait se rapporter à sa vie toute entière. C’est toutefois Marguerite, « Ma chère âme » qui selon les mots de Maurice Goudeket aura été « la grande amie de Colette ».

On pourrait citer aussi Catulle Mendes, compagnon de Marguerite Moreno quand elle est devenue l’amie de Colette, il fut l’un des premiers à l’identifier comme une auteure à part entière ; Marcel Schwob « cette sorte d’étoile magnifique et sombre » qui succédera au précédent dans la vie de l’actrice ; Pierre Veber, un nègre de Willy parmi d’autres comme Jean de Tinan ou Maurice Curnonsky, le futur « prince des gastronomes ».

N’oublions pas Georges Wague, son professeur de pantomime et partenaire de scène dans La Chair ; Léon Hamel, confident et ami fidèle ; Philippe Berthelot enfin qui lui remit La Légion d’honneur le 25 septembre 1920, ouvrant son discours sur ces mots : « Ma petite Colette, ma chère Colette, ma grande Colette ».

Une histoire de paysages et de portraits

Le visage humain fut toujours mon grand paysage.

Colette, En pays connu

Colette écrit sur des cahiers d’écolière, Willy a fait détruire les premiers, mais elle a gardé les suivants même si dit-elle, « elle rougit des anciennes Claudine ». Nous savons qu’elle écrivait alors sous l’impulsion de Willy, sur un coin de table, dans l’inconfort du petit appartement de la rue Jacob. Elle l’a dit souvent ensuite et le répète encore dans son entretien avec André Parinaud, elle n’écrit pas dans l’allégresse, considère que c’est un travail fatigant. Sous les couvertures pendant des heures et des heures, elle travaille, et quand c’est fini, il faut parfois recommencer à « enlever toutes les guirlandes inutiles ».

Que nous reste-t-il des écrits de Colette ? Celles et ceux que j’ai interrogés autour de moi, m’ont répondu ; des lectures de jeunesse, extraits dictés en cours d’orthographe, adaptations cinématographiques… Pour ma part, quand je pense à Colette, c’est le goût de l’enfance qui me vient à la bouche, le parfum d’une glycine et les yeux d’un chat dans le lilas d’un jardin de province. Ce n’est ni le jardin de Saint-Sauveur ni celui de « la Treille Muscate » ; peu importe, c’est la patine qu’a posée l’écriture de l’auteur sur mes propres souvenirs qui les figent dans une mémoire universelle.

Elle nous apprend à regarder un papillon, la robe d’un paon, la grâce d’un chat ; à sentir l’eau, le vent et les fleurs… « Avant hier matin, comme je regardais le beau paysage en appuyant mon menton sur le parapet, c’est au bout d’une très longue minute que j’ai découvert, en baissant les yeux, tout près de mon menton, un magnifique lézard vert, qui n’osait pas bouger.. Je te jure qu’il est parti sur la pointe des pieds, très doucement, sans courir, persuadé que je ne l’avais pas vu. » Une lettre de Colette à Missy.

La maison de Saint-Sauveur-en-Puisaye

Interrogée sur sa maison, Colette évoque la longévité de quelques arbres qui ont fini par être déracinés comme le noyer ou la glycine qui menaçaient le mur ou la grille. « J’aurais bien voulu conserver ce décor, mais on ne peut conserver un décor sans la vie même, ce qui était la vie de ce décor. Je garde dans ma mémoire tout ce que je peux des détails et de l’ensemble de cette maison, de ces jardins. » La mémoire affective est de fait la force première de Colette, son élan de vie. Lorsqu’elle sera condamnée à l’immobilité, elle continuera de goûter, de sentir et de jouir des plaisirs de l’existence à travers l’écriture.

Une histoire de liberté

Si je me fais sauvage et muette quand je ne suis pas heureuse, c’est que je trouve mes ressources dans le silence et l’insociabilité. 

Colette, Lettres au petit corsaire

Willy mourut en 1931, ruiné et misérable. Henry de Jouvenel en fit de même en 1935 alors qu’il menait une carrière politique. Et Missy, ruinée, met fin à une vie misérable en 1944. Colette n’assistera à aucun des enterrements des témoins de sa vie passée. Entre La Treille muscate à Saint-Tropez l’été et l’appartement du Palais-Royal le reste du temps, clouée ensuite par l’arthrite sur son « divan-radeau » à partir de 1949, elle écrit ses mémoires. Le Fanal bleu (la lampe qui éclaire sa page d’écriture) est son dernier livre, « un voyage autour de la chambre » selon les mots de son mari.

Colette sur son « lit-radeau »

Il n’est plus question alors d’écolière en robe Claudine, de travestissement scénique ni de baronne à particule. Colette a conquis son indépendance, elle est publiée, respectée et honorée. En avril 1936, elle fut reçue à l’Académie royale de Langue et de littérature française à Bruxelles où elle succéda à Anna de Noailles. Elle fut élue à l’unanimité au fauteuil de Sacha Guitry à l’académie Goncourt le 2 mai 1945 et en devint la présidente en 1949. Elle fut élevée au grade de Grand Officier de La Légion d’honneur le 20 avril 1953. La consécration ne lui enlève en rien sa liberté, mais au contraire célèbre de ses victoires de femme et d’écrivaine.

Difficile de quitter Colette, j’ai évoqué quelques fragments de sa vie, j’en ai laissé beaucoup de côté. Cette Colette aux multiples existences, à l’aise dans des milieux tellement différents, excellant dans des domaines tellement peu compatibles dont on lit toutes les vies dans ses profonds yeux bruns, les fermera pour toujours le 3 août 1954 au Palais-Royal où elle aura droit à des funérailles nationales avant d’être inhumée au cimetière du Père Lachaise.

Funérailles dans la cour d’honneur du Palais-Royal le 7 août 1954

Un dernier hommage

Françoise d’Eaubonne raconte qu’elle assiste à une scène peu ordinaire dans les jardins du Palais-Royal, le jour même de la mort de Colette : « Tous les pigeons du jardin séculaire venaient de se grouper tous du même côté, sous les fenêtres de la défunte, et se tenaient silencieusement, les ailes frémissantes à peine. » Un hommage qui aurait sans aucun doute touché « la bonne-dame du Palais-Royal » qui aimait par dessus tout, les animaux et continuait de nourrir les pigeons reconnaissants depuis son balcon.

Pour aller plus loin sur les traces de Colette…

Les œuvres complètes de Colette comptent désormais quatre tomes aux éditions de La Pléiade. J’ai personnellement un faible pour La Maison de Claudine et Mes Apprentissages que vous trouverez dans le Tome III.

Depuis septembre 2011, grâce à Frédéric Maget de la Société des amis de Colette, la maison de Saint-Sauveur est inscrite aux Monuments historiques. Magnifiquement restaurée, elle est ouverte au public depuis 2016.

Et jusqu’au 2 avril, la fondation Jan Michalski met en place l’exposition « Colette, écrire, pouvoir écrire ».