Dorothée de Lieven, ou la passion de séduire pour réussir
Elle n’est pas spécialement belle mais elle a beaucoup de charme, elle est gracieuse et très intelligente. Depuis son plus jeune âge la jeune Dorothée de Lieven, née von Benckendorff, sait qu’elle sera plus qu’une bonne épouse et une mère de famille dont les seuls souvenirs seront un joli portrait d’elle accroché dans l’un des vieux châteaux de sa famille. Elle veut laisser une trace dans l’histoire et surtout faire prendre à sa vie la direction qu’elle a décidé, pour cela elle utilisera ses charmes et son intelligence. C’est ce que nous relate l’écrivain féru de géopolitique, de commerce international et d’histoire Christophe Juban dans un livre de 400 pages très bien écrit et documenté et enrichi de passionnantes digressions.
Illustration : Portrait de la princesse de Lieven (1785-1857), par George Henry Harlow, vers 1814 © DR
L’allure princière d’une jeune femme à qui personne ne résiste © DR
A quinze ans seulement, l’héroïne quitte sans beaucoup de regret le couvent de Smolny pour épouser le comte Christophe de Lieven, alors ministre de la Guerre de l’empereur François Ier. Il est de douze ans son ainé et il est aussi terne et banal qu’elle est brillante et vive. En 1812, après avoir passé deux ans – de 1809 à 1811- à Berlin, le couple s’installe à Londres. Là c’est la révélation aussi bien de la part de Dorothée qui décrit la ville « comme une chaîne sans fin de perfections » que de la part des Anglais qui s’attendaient à voir une barbare venue du Nord et découvrent une femme de goût, d’esprit, à l’humour ravageur.
La jolie princesse Dorothée de Lieven, par Gerhard von Kügelgen, 1801 © DR
A peine arrivée elle devient la coqueluche de la City qui la compare à un Cygne dont le port de tête et le maintien fascinent le peuple de Shakespeare. Femme trop curieuse pour être fidèle, elle enchaînera les amants et les passions amoureuses. Certaines collectionnent les hommes de lettres, d’autres les artistes, d’autres encore les banquiers, son choix à elle se fera exclusivement sur des hommes politiques. C’est ainsi qu’à Londres elle choisit pour amant Lord Castlereagh, Ministre britannique des Affaires étrangères, qui représentera notamment l’Angleterre au Congrès de Vienne.
Dorothée, une jeune femme intelligente et ambitieuse © DR
Outre cet amant prestigieux, Dorothée se lie d’amitié également avec des personnalités en vue très proches du pouvoir en place comme Harriet Granville, la fille cadette du duc et de la duchesse de Devonshire. La comtesse de Boigne qui vient de rejoindre son père, le marquis d’Osmond, alors ambassadeur de France à Londres, écrira dans ses mémoires « Au sein du corps diplomatique, la comtesse de Lieven tient la première place, elle y a une importance sociale et une influence politique toute personnelle », la biographe de Lady Granville ajoute qu’elle « est l’une des figures les plus importantes de la Régence ». Selon un ministre « Elle est la mère du corps diplomatique », comme quoi il n’aura pas fallu attendre Simone Veil pour qu’une femme puisse exercer une influence certaine sur la diplomatie internationale.
Le château des Lieven, « Mesothen », actuellement en Lettonie © Wikipedia Commons
Fin septembre 1818, les représentants des quatre grandes puissances européennes se rendent à Aix-la-Chapelle pour préparer le congrès d’Aix. Pour la Russie, ils sont six à s’y rendre : le tsar Alexandre Ier, Nesselrode, Capo d’Istria, Pozzo di Borgo et le comte et la comtesse de Lieven. Pour l’Autriche ils sont trois : l’empereur François Ier, Metternich et Gentz. Pour l’Angleterre seulement deux : Lord Castlereagh et le duc de Wellington ainsi que pour la France qui envoie le duc de Richelieu et Alphonse de Rayneval.
Dorothée de Lieven dansant au club Almack’s de Londres avec le prince Pierre Kozlovsky (1783-1840), célèbre diplomate russe, présent au Congrès de Vienne. Caricature de Georges Cruikshank, 1813 © DR
C’est lors de ce congrès quelque peu ennuyeux, il faut dire que la vie mondaine d’Aix-la-Chapelle n’est en rien comparable avec celle de Londres ou de la Cour Impériale de Russie, que Dorothée et Metternich tombent amoureux. Quatre ans après sa rupture avec la flamboyante et sublime duchesse de Sagan, Metternich s’éprend une nouvelle fois d’une femme diplomate. Le prince écrira à la comtesse « Sais-tu quel est le charme inexprimable que tu as à mes yeux ? C’est celui de me comprendre ». De tous temps les hommes et les femmes sont à la recherche de leur double mais à l’issue de ce congrès les amants doivent se quitter et ne se reverront que trois ans plus tard, ils établiront cependant une correspondance régulière durant plus de dix ans.
Le fameux cou de cygne de Dorothée de Lieven, par Sir Thomas Lawrence, vers 1805 © DR
Elle continuera à travers les hommes de son entourage d’interférer dans les affaires politiques jusqu’à son dernier souffle en 1857 à l’âge de 71 ans. Si aujourd’hui son nom n’évoque plus grand-chose sinon celui d’avoir inspiré à Léon Tolstoï son personnage d’Anna Pavlovna Schérer. A l’époque la presse lui rend un vibrant hommage. Le journal des débats écrira le lendemain de sa mort : « elle fut la favorite et comme la reine de Londres… elle accueillait toutes opinions, elle était sympathique à tous les peuples : c’était une grande dame et une grande âme européenne, représentant hautement cet ensemble de sentiments et d’idées, cette civilisation supérieure qui est le patrimoine commun du Monde Occidental et qui fait l’unité. C’est assez dire l’impression que causera partout en Europe la perte de cette personne rare ».
Christophe Juban, Dorothée de Lieven : Diplomate et icône du Concert européen, éditions Michel De Maule, 26 euros.
Stéphane Bern raconte la princesse diplomate Dorothée de Lieven :
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