La Galerie du Buci à Paris nous offre un beau cadeau en cette fin d’année : une magnifique et très rare exposition des œuvres d’un des artistes les plus mystérieux du XXe siècle, et un véritable précurseur de l’Art Déco, ERTÉ, le nom d’artiste de Romain de Tirtoff.

C’est Pavel Morozov, un des deux associés de la Galerie de Buci située Rue de Seine à Paris, dans le très recherché quartier de Saint-Germain-des-Prés, qui nous fait la visite de cette exposition. Pavel se défend d’être collectionneur puisqu’il est marchand et que ce qui est exposé dans la galerie est à vendre. Mais il a rassemblé un bel ensemble des œuvres de Erté, un grand artiste insuffisamment connu. Laissons-lui la parole pour présenter quelques-unes de celles-ci.

Pavel Morozov : «Ceci est une œuvre de 1913, à l’époque où Erté travaillait pour Paul Poiret. On pense en général que tous les grands artistes travaillaient pour les théâtres comme dessinateurs de costumes ou de décors, que c’était un honneur pour eux. En fait non, c’était alimentaire. Si les Picasso, Bakst, Gontcharova, et les autres, travaillaient pour les théâtres, c’est parce que ceux-ci payaient. Leurs œuvres au début de leur carrière ne se vendaient pas si bien que cela, il fallait bien vivre. Très tôt on a demandé à Erté de réaliser des costumes pour le théâtre.

Costume pour un ballet imaginaire, 1913. L’Art Déco avant l’heure © Galerie de Buci

Ce design pour une pièce n’a jamais été concrétisée car la pièce n’a finalement pas été montée, c’est pourquoi il a intitulé son dessin « Costume pour un ballet imaginaire ». Mais ce qui est intéressant dans cette œuvre c’est de voir qu’Erté est un des précurseurs de l’Art Déco, alors qu’au moment où il dessine nous sommes en pleine période de l’Art Nouveau. N’oublions pas que ce dessin date de 1913 !

Toute sa vie il a gardé le même style, son « style Erté ». Allons voir directement son dernier travail qui date de 1989, les costumes pour les Rockets réalisés pour le spectacle de Noël du Radio City Hall : « Rhapsody in Blue ». Voyons ici deux « dandys », c’est moi qui les appelle ainsi, Erté les nomme « costumes pour opéra », pour « Cosi fan tutti » à l’Opéra Comique de Paris. Ou encore ici, une jolie demoiselle dénudée (1958), qui est plutôt destinée à un spectacle de cabaret.

Erté était très méticuleux, il tenait un registre de tout ce qu’il faisait. Toutes ses créations ont un numéro. Comme vous pouvez le voir au dos de cet autre dessin, cette œuvre s’intitule « Cha-Cha-Cha » et porte le numéro 15369. Nous savons par ses archives qu’il a dessiné jusqu’à vingt mille œuvres. Seuls les dessins pour Paul Poiret ne sont pas répertoriés.

Cha-Cha-Cha, années 1950 © Galerie de Buci

Pendant les années 40 de l’Occupation, Erté vivait à Boulogne-Billancourt et a mené sa propre Résistance à sa manière. Il continuait à recevoir des commandes, le Lido était ouvert et la vie continuait. Par exemple, dans ce décor pour « Sex Appeal », il réussit à caser la tête de Hitler au-dessus de la main, pour se moquer. Une autre chose qu’il faisait était de dessiner ses costumes en bleu-blanc-rouge pour rendre honneur au drapeau français, alors que celui-ci était interdit.

Sex appeal, pendant la guerre © Galerie de Buci

En 1927 il réalise ce « Génie du Feu » pour le spectacle « Aladin » au Théâtre du Châtelet. A côté se trouve « Le Magicien » et qui date de 1955. Plus loin nous avons deux « Pleureuses » réalisées en 1971 pour le spectacle « Zizi Je t’aime » au Casino de Paris ; elles disent au-revoir à Zizi Jeanmaire. Cet autre dessin intitulé « El val sonada » commandé par un théâtre de Madrid se retrouve dans un des livres consacrés à Erté, ce qui est pas mal quand on sait le nombre impressionnant de ses œuvres. Pour cet autre dessin, un des invités de notre récent vernissage m’a fait remarquer que c’est tout à fait le personnage de « la marâtre » dans le film Cendrillon de Disney. En effet ce n’est pas impossible que Walt Disney ait puisé de l’inspiration dans les travaux de Erté qui était connu à Hollywood.

Dans les années 70, alors qu’Erté avait déjà 80 ans, il a commencé à créer des produits dérivés. Regardez les beaux chandeliers en bronze que nous exposons, ils sont très lourds, chacun pèse cinq kilos. Et aussi des vases en bronze que nous présentons, mais également des statuettes en bronze que je n’ai pas eu le temps de faire venir de New York. Pour réaliser ces chandeliers il a repris un de ses dessins de 1926 et a fait réaliser un moule à partir de cela en 1985. Les vases sont eux réalisés à partir de dessins de Erté des années 30 ; ils pèsent de sept à dix kilos ! Ce sont des éditions limitées, à la différence des dessins qui sont des pièces uniques. Nous exposons aussi des dessins qui ont servi à la réalisation de tissus en soie dans les années trente.

Une des réalisations les plus connues d’Erté c’est l’alphabet, sur lequel il a travaillé pendant plus de vingt ans. Il a représenté toutes les lettres, et tous les chiffres, avec des corps humains. Lorsque tout fut achevé le MET de New-York lui a racheté toute la série. Lorsque le procédé de la sérigraphie est arrivé il fut un des premiers à réaliser de belles sérigraphies. C’est une technique très difficile à travailler car chaque couleur nécessite un aplat à part. Par exemple dans cette sérigraphie il y a quatorze couleurs différentes, donc quatorze passages différents sur la machine, avec une parfaite minutie pour être calé là où la couleur doit se trouver. Ce sont des œuvres multiples, certes, mais c’est beaucoup de travail. Et pour cette raison, curieusement, les multiples de Erté sont plus recherchés que les dessins originaux, ils sont extrêmement décoratifs. Il y a aussi des grands formats dans ce style, qui se marient bien avec les intérieurs américains.

Sérigraphie Freedom & Captivity © Galerie de Buci

Pour finir je dirai qu’Erté  n’était pas un Russe Blanc qui avait fui la révolution bolchévique, il était parti avant la Grande Guerre en France. Davantage attiré par les belles robes et par les garçons, il s’était échappé à Paris où il vivait plus librement. Son compagnon était un prince russe qui l’avait familiarisé avec la bonne société française, qu’il fréquentait de préférence au monde de l’Émigration russe dans lequel était peu introduit. C’est aussi le monde du spectacle qu’il fréquentait. Il n’a donc pas travaillé pour les belles maisons de mode russes de l’Émigration, comme la Maison IRFÉ des Youssoupoff, mais ce n’était pas nécessaire, il avait des commandes des plus grandes autres maisons de mode de son temps. »

Erté à la galerie Sonnabend à New-York, 1970 © Wikipedia Commons

Bref aperçu sur une carrière internationale 

Roman Pétrovitch Tirtoff, devenu Romain de Tirtoff en Émigration, puis Erté, est né le 10 novembre 1892 à Saint-Pétersbourg, et il est mort à Paris le 21 avril 1990. Son père est un amiral, il veut que son fils Roman suive ses traces dans la Marine, mais celui-ci a d’autres ambitions. Passionné de mode, inspiré par l’élégance raffinée de sa propre mère, et par les revues de mode russes et françaises auxquelles elle est abonnée, il s’inscrit à l’Académie de peinture de Saint-Pétersbourg. Il travaille dans l’atelier de Ilya Répine, une des plus grands peintres russes de son temps, excusez du peu. Il prend déjà à l’époque des pseudonymes tels que Pitch, ou Tir ; il a à peine quatorze ans.

A quinze ans il part à Paris pour des stages chez des grands maîtres français. Il s’installera définitivement à Paris en 1910 et prendra le pseudonyme Erté pour ne pas embarrasser son père qui désapprouve cette carrière naissante. Il étudie le design et travaille pour la grand couturier Paul Poiret et le décorateur de théâtre Jacques Richepin. Il réalise des costumes de théâtre, notamment pour la célèbre Mata Hari. Il dessine pour La Gazette du Bon Ton, et décroche en 1915 un contrat avec Harper’s Bazaar avec lequel il travaillera pendant vingt-deux ans à New-York, réalisant 260 couvertures de la revue. Sa carrière internationale est lancée. Il travaillera aussi pour Vogue, et réalisera des décors de cinéma à Hollywood, collaborant avec Louis B. Meyer ou King Vidor.

Dans les années trente il crée les costumes des Folies Bergère à Paris, et des George White’s Scandals à New-York. Il décore des lofts, sculpte avec succès, crée du mobilier. Son art touche à tous les domaines, toujours avec grâce et avec succès. Erté a continué à travailler jusque dans les année 1980, sa longévité artistique est exceptionnelle. Il a eu une influence très importante sur l’art et le design du XXe siècle. Présent dans de nombreuses collections privées et dans des musées tels que le Metropolitan Museum of Art à New-York, la Smithsonian Institution à Washington, le Victoria and Albert Museum à Londres ou encore le Musée de Tokyo.

Exposition jusqu’au 10 janvier 2024 à la Galerie de Buci, 73 Rue de Seine, 75006 Paris.


Découvrez sur Culturius un autre dessinateur français d’origine russe, Wiaz.

Interview de Erté sur YouTube :