La construction d’une mairie est toujours un acte politique et symbolique. L’hôtel de ville de Saint-Gilles, une des 19 communes qui constituent l’agglomération bruxelloise, en est un brillant exemple. Les symboles issus des valeurs démocratiques et humanistes y sont nombreux.

Culturius a eu la chance de profiter d’une visite de cet hôtel de ville en compagnie du guide touristique et animateur Bernard Slachmuylder qui nous a éclairés sur de nombreux aspects symboliques du lieu. Cette ancienne commune qui date du Moyen-Âge est devenue à partir du XIVe siècle un important lieu de culture maraîchère pour nourrir les habitants de Bruxelles, bien que sa superficie n’excède pas 2,5 km2. Aujourd’hui près de 50 000 habitants se pressent dans cette commune bruxelloise. Son nom est un hommage à Saint Gilles, un saint moine grec mort au VIIIe siècle, venu vivre en ermite dans le Sud de la France dans ce qui était alors la Septimanie, province du royaume Wisigoth.

Une fresque de l’hôtel de ville rappelant le passé agricole de la commune © Photo Grégoire Tolstoï

« Choux de Bruxelles » ou « Choux de Saint-Gilles » ?

L’exigence de productivité sur de petites surfaces a poussé les habitants de la commune à inventer au milieu du XVIIe siècle une culture particulière de choux, plus petits mais qui poussent verticalement, les fameux Choux de Bruxelles, dont les Saint-Gillois déplorent l’appellation, et qui voudraient qu’on les appelât plus authentiquement Choux de Saint-Gilles. Cette culture originale qui fit de Saint-Gilles la capitale mondiale de ce type de choux fait que ses habitants ont été surnommés par les Bruxellois les Kuulkappers, c’est-à-dire les Coupeurs de choux. Devenus une riche municipalité au fil du temps, les Coupeurs de choux se sont fait bâtir une belle mairie au début du XXe siècle, une des plus grandes et des plus imposantes du Royaume.

Le grand escalier d’honneur de l’hôtel de ville, de la lumière avant tout © Photo Grégoire Tolstoï

Le projet de cette nouvelle mairie est voté en 1896 selon les plans de l’architecte Albert Dumont qui a proposé un bâtiment de style néo-Renaissance flamande, et la première pierre est posée en 1900 sur le site d’une ancienne carrière de sable qui domine le paysage alentour. Les vues depuis ce bâtiment sont impressionnantes. On l’appelle « hôtel de ville » car Saint-Gilles possédait un fort, appelé Fort de Monterey, qui n’existe plus mais dont la présence lui octroyait le droit de s’appeler « ville » bien que Saint-Gilles soit une simple commune.

Des géants, typiques du Nord, vous accueillent dans l’entrée carrossable : d’abord Saint Gilles, puis à côté de lui un couple de paysans de la commune, l’homme est muni d’un couteau pour couper les « choux de Saint-Gilles. » Et enfin la célèbre Porteuse d’Eau, personnage folklorique saint-gillois, une jeune fille qui a existé et inspiré les artistes, une jeune beauté qui apportait de l’eau aux chevaux qui faisaient une halte à la Barrière de Saint-Gilles © Photo Grégoire Tolstoï

Une capsule temporelle sous la première pierre

Voici ce qu’en dit la commune de Saint-Gilles elle-même : « La première pierre fut posée le 2 septembre 1900. On peut encore l’apercevoir dans le soubassement, côté droit de l’accès principal. Suivant une tradition ancestrale, qui existe toujours aujourd’hui, des pièces de monnaie et des documents sur la construction de l’hôtel de ville furent enfouis dans la première pierre, constituant ainsi une capsule temporelle pour les générations à venir. Nul matériau ne fut trop beau pour le bâtiment dont l’extérieur alterne l’utilisation du granit rose des Vosges, de la pierre d’Euville et de Savonnières, de la brique et de la pierre bleue. Pour l’intérieur le béton armé fut largement employé selon un procédé révolutionnaire qui permet de réduire considérablement son utilisation : l’épaisseur des voûtes qui couvre la salle des mariages n’est ainsi que de six centimètres. »

La première pierre posée en 1900, elle contient la capsule temporelle © photo Grégoire Tolstoï – Cette truelle gravée en souvenir de ce moment historique appartient aux collections de la commune © Commune de Saint-Gilles

L’inauguration en grandes pompes a lieu le 24 juillet 1904. Voici une description de l’événement : « Le bourgmestre, après avoir rendu hommage aux membres disparus des conseils communaux saint-gillois, prononce la désaffection de la maison communale. « Que les portes soient closes ! Que les drapeaux soient amenés ! » Le cortège, escortés par un bataillon de la Garde civique, se rend au nouvel hôtel de ville, en passant en revue le long de la chaussée de Waterloo les élèves de toutes les écoles communales. À son arrivée, trois sonneries de trompette retentissent. L’architecte Albert Dumont sort du bâtiment et présente les clefs au bourgmestre qui lui confie en retour le soin d’ouvrir les portes. »

« L’hôtel de ville de Saint-Gilles est la maison commune et le palais de tous. Que la haine et la discorde n’en franchissent jamais le seuil ! » Discours d’inauguration du bourgmestre Van Meenen lors de l’inauguration du 24 juillet 1904 © Commune de Saint-Gilles

Présences maçonniques

Dans les communes centrales de Bruxelles, Ixelles et Saint-Gilles, la plupart des bourgmestres sont presque tous Francs-Maçons, et certains de leurs échevins aussi, depuis l’Indépendance de la Belgique en 1830 jusqu’à aujourd’hui. L’influence des valeurs humanistes véhiculées par cet Ordre initiatique se retrouve souvent exprimée dans l’hôtel de ville de Saint-Gilles. Le projet de cette construction a été mené par le bourgmestre Maurice Van Meenen (loge Les Amis Philanthropes) et son échevin de l’Instruction publique Louis Morichar (loge Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès Réunis).

Le bourgmestre de Saint-Gilles Maurice Van Meenen (1848-1909) et l’échevin de l’Instruction publique et des Beaux-Arts Louis Morichar, deux Francs-Maçons qui ont porté le projet de construction de l’hôtel de ville à la fin du XIXe siècle © photos Grégoire Tolstoï

Soulignons le fait que lorsqu’il est devenu échevin (équivalent d’adjoint au maire en France), Louis Morichar s’est aperçu que les institutrices de la commune touchaient des émoluments de 40 % inférieurs à ceux des instituteurs. Sa première action fut d’augmenter les salaires des institutrices au niveau de leur collègues masculins. En cette fin de XIXe siècle c’était un geste rare.

Partout la lumière, mais aussi un avertissement: l’immeuble que l’on aperçoit au fond de la rue, pas si lointain, est la tristement célèbre « Prison de Saint-Gilles », un bâtiment moderne à l’époque de son inauguration en 1884, avec des cellules individuelles, mais qui de nos jours sont surpeuplées © photo Grégoire Tolstoï

Parmi les artistes auxquels la commune a fait appel pour décorer cet hôtel de ville, nombre d’entre eux sont des Maçons, comme souvent à l’époque.  Parmi les membres de la loge Les Amis Philanthropes, citons Victor Rousseau, Pieter Braecke, Godefroid Devreese, Louis Artan, Constantin Meunier. Et parmi les membres de la loge Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès Réunis : Jef Lambeaux, Julien Dillens, Émile Fabry, Isidore De Rudder. D’autres artistes actifs sur ce projet appartenaient à d’autres loges, comme Albert Ciamberlani, Alfred Crick ou Charles Samuël.

« L’artiste méditant », autoportrait du sculpteur Jef Lambeau (1852-1908) dans le grand escalier d’honneur © photo Grégoire Tolstoï

La façade de l’imposant immeuble présente de larges volées d’escaliers qui « embrassent » le visiteur dès l’extérieur. De nombreuses statues l’ornent, symbolisant des vertus telles que le Travail, la Maternité, la Justice et la Solidarité, des institutions comme l’Assistance Publique, les Finances, la Sécurité Publique, ou des symboles de la modernité tels que le Tram, l’Eau, le Gaz, la Science et l’Industrie. Les trois pointes d’un triangle formé par les deux ailes du bâtiment, perpendiculaires à l’aile centrale, sont surmontées de trois oiseaux dorés : l’Aigle (symbolisant la Force publique), le Hibou (symbole de la Sagesse) et le Coq (Beauté du rayonnement qui éclaire la Sagesse du hibou).

Dans la « Salle des Plâtres » on retrouve les réductions en plâtre qui ont servi de proposition des artistes au collège communal pour les statues ornant la façade © photo Grégoire Tolstoï

L’exaltation des valeurs laïques

Une fois à l’intérieur vous arrivez aux pieds d’un immense escalier d’honneur qui se divise en deux grandes rampes et que les larges baies vitrées du hall d’entrée baignent d’une splendide lumière naturelle. Le plafond de ce hall est peint d’une allégorie du Combat du Bien contre le Mal. Trois femmes sont disposées en triangle. L’une, debout en blanc, tient dans sa main gauche un flambeau qui illumine toute la scène, et dans sa main droite un globe terrestre, car elle répand sa lumière sur tout le Monde. A ses pieds se trouvent des instruments scientifiques. Elle représente la Connaissance, la Science, la Vérité. Celle de droite, bien plus austère et tenant un livre, c’est la Morale. La troisième, en rouge, tient une palette et s’appuie sur un chapiteau, ce sont les Arts. Ces trois symboles réunis luttent contre les Forces du Mal.

L’austère Morale, tenant un livre de la Loi et surveillant la Science, car comme disait Rabelais : « Science sans Conscience n’est que ruine de l’Âme » © Photo Grégoire Tolstoï

Le Mal est ici représenté par des chevaux fous et emballés, qui tirent un char mené par une femme aux yeux bandés qui représente l’Obscurantisme et l’Ignorance. A côté d’elle se trouve une furie tenant une torche, prête à mettre le feu partout. C’est la Discorde, la lutte des Hommes entre eux, car là où règnent l’Obscurantisme et l’Ignorance survient la Discorde. Elles sont suivies par des hommes enragés qui se battent pour un coffret contenant des choses soi-disant précieuses, peut-être la fameuse Boîte de Pandore.

Les saisissantes fresques d’Alfred Cluysenaar, des chevaux fous, des personnages déments © Photos Grégoire Tolstoï

La salle des mariages

La superbe salle des mariages a accueilli près de 50 000 mariages depuis l’inauguration de 1904. Elle célèbre avec élégance les vertus de l’union. Cette salle est recouverte d’œuvres d’Hélène De Rudder qui ressemblent à des tapisseries mais sont tissées différemment. Au-dessus de la table où préside l’échevin de l’État civil se trouve une représentation du mariage. On y voit un couple qui se marie devant une femme. Cela ne peut être une échevine, les femmes n’ayant pas à l’époque accès à ces fonctions. Le droit de vote ne leur a d’ailleurs été accordé qu’en 1948. Il s’agit de la représentation féminine de la Commune, puisqu’ici le mariage est bien sûr civil et non religieux.

La splendide salle des mariages. « Le mariage sous l’acacia », par Hélène De Rudder © Photos Grégoire Tolstoï

La cérémonie a lieu sous un acacia, arbre symbolique de la Franc-Maçonnerie. Une ronde joyeuse de petites filles apporte une touche de gaieté à des tapisseries qui, hélas, sont un peu passées avec le temps. Le plafond de cette salle est peint de nombreuses fresques de Fernand Khnopff, dont un beau Orphée et Eurydice, mais elle sont peu travaillées. Il faut dire que les autorités communales avaient payé l’artiste à l’avance, aussi a-t-il fallu lui courir derrière pour qu’il exécute son contrat, qu’il a finalisé, tant bien que mal, au bout de quinze ans…

« Orphée et Eurydice », par Fernand Khnopff. En bas à droite Eurydice remonte des Enfers, guidée par la harpe d’Orphée, mais celui-ci se retourne pour la regarder alors que cela lui est interdit : elle devra retourner dans le séjour des morts © Photo Grégoire Tolstoï

Salle de l’Europe

On trouve dans cette salle grandiose une représentation de l’Instruction publique, sujet éminemment important pour les édiles communaux, à une époque où la Belgique était déchirée par ce que l’on a appelé la Guerre Scolaire entre les établissements de l’enseignement catholique et ceux de l’État, dits « libres ». Une femme donne la main à deux enfants, elle représente l’Instruction publique, c’est la Commune éducatrice. Le petit garçon tient un cahier de dessins techniques car il y avait alors déjà plusieurs écoles techniques et professionnelles à Saint-Gilles, Ixelles et Bruxelles. Au moment de la construction du bâtiment en 1904, l’instruction n’est pas encore obligatoire, elle le deviendra en 1914.

Le superbe plafond de la salle de l’Europe, et la fresque de la Commune éducatrice © Photos Grégoire Tolstoï

Sur la gauche on voit une scène émouvante de deux grands-parents qui amènent leur petites-filles vers l’école, alors qu’eux-mêmes sont probablement illettrés. La question de l’éducation des filles est très importante à l’époque, avec l’action volontaire d’Isabelle Gatti de Gamond qui avait le souci de l’instruction des filles. Le très impressionnant plafond peint représente la déesse Athéna, déesse à la fois de la Sagesse et de la Guerre, ainsi qu’un certain nombre de représentations des valeurs laïques que l’on retrouve dans tout l’hôtel de ville: le progrès, la science, la liberté, la lutte contre l’obscurantisme, la solidarité.

Les grands-parents amènent leurs petites-filles à l’école communale © Photo Grégoire Tolstoï

Nous avons fait ici qu’un rapide compte-rendu des richesses de l’hôtel de ville de Saint-Gilles, vous pouvez vous aussi réserver cette visite si vous désirez aller encore plus loin dans la découverte de ce lieu emblématique de la Laïcité en Belgique en contactant le guide Bernard Slachmuylder par téléphone au +32 478 66 72 68 ou par mail : bernard.slachmuylder@gmail.com

Visitez ici le site du patrimoine de la commune de Saint-Gilles.


L’exposition maçonnique « Va te faire Maître » à Bruxelles