Il y a des grandes et des petites histoires, des personnages grands et importants, et des gens que la grande et la petite histoire oublieront sans regret. Pourtant ces petits gens, ceux qu’aucun souvenir ne retiendra, sont sublimes. Ils vivent des tragédies et des passions qui chargent de sens l’univers, cet univers sourd et aveugle, sans direction et sans arrêt. Un tel homme est Iochka. Et autour de lui, une autre petite constellation sociale d’amis tout aussi sans importance donne de la couleur à cet univers aveugle. Un grand roman de Cristian Fulaș.

Iochka est la taille vectorielle de certaines décennies déterminantes de l’histoire de la Roumanie. Il fut soldat pendant la Seconde Guerre mondiale, détenu par les Russes puis, libéré, il retourne en Roumanie, pays en pleine construction du socialisme. Iochka trouve son petit but en travaillant sur un chantier de construction dans une zone montagneuse, où la nature domine encore la civilisation et la dominera pour longtemps, car la civilisation veut être dominée. Les hommes vivent et travaillent en dehors de l’Histoire, au pied d’une montagne sublime et toute-puissante, toujours maîtresse des rythmes immuables de la nature, maîtresse de certaines saisons qui rythment leur existence sans que l’homme puisse changer grand-chose sur lui-même et sur la nature.

Les Carpathes en Roumanie © photo Teddy Seguin

Iochka et sa petite communauté construisent à contrecœur l’avenir doré du socialisme. C’est une communauté de travailleurs aguerris, au passé difficile, d’anciens détenus ou militaires. Mais ces personnes peuvent devenir sublimes dans l’amitié, la solidarité et la tragédie. Leurs vies sont ritualisées selon des rythmes universels et ils vivent sous l’empire de forces implacables aux proportions bibliques.

Le roman de Cristian Fulaș raconte deux époques, celle de la jeunesse de Iochka, les années 50-60, et celle de la Révolution, où l’histoire semble changer radicalement, mais, en réalité, elle ne change jamais radicalement. Les forts resteront forts, les faibles et les pauvres peupleront la base de l’Histoire, construiront des barrages, des villes, des ponts, et personne ne s’en souviendra jamais. Il en a toujours été ainsi et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde. Si bien qu’au-delà de l’enjeu narratif, le livre a un enjeu philosophique :

Cristian Fulaș, écrivain roumain

Vasile, le contremaître du chantier, le prêtre orthodoxe et le médecin de l’hôpital pour aliénés situé à proximité du chantier, Ileana, l’infirmière du contremaître et Ilona, ​​​​l’épouse de Iochka, sont des personnages mémorables. Le prêtre est un maniaque de la foi mais il maudit avec élan quiconque n’est pas d’accord avec lui, en particulier le médecin psychiatre, avec qui il partage une profonde amitié. Le psychiatre a un cœur en or, il est athée et ses arguments philosophiques avec le curé sont des perles de dialogue. Vasile, le contremaître, est un joyau de générosité et de gentillesse, masqué sous la dure blouse d’un chef de chantier socialiste.

Ilona et Ileana, les deux femmes de ce tableau sont comme des icônes, ressemblant à des personnages bibliques, sont d’anciennes femmes de lumière, devenues des références d’amour et de fidélité envers un homme célibataire. Madeleine quant à elle incarne la sensualité mais aussi la maternité. L’amour, dans ce livre, a son lot d’hymnes dignes du « Chant des Cantiques ». Les passages consacrés aux sentiments entre Iochka et Ilona, ​​​​son épouse, sont d’une beauté poétique qui rappelle les versets bibliques. Ce sont des amours archétypales, uniques, absolues.

Sainte Marie-Madeleine, icône orthodoxe © Domaine public

Le geste de boire est également archétypal dans ce livre. Toute interaction commence avec l’eau de la vie. C’est un baptême et le rituel d’un début et d’une fin, de méditation, de collaboration d’idées, de conflit et de sa cessation (il n’y a pas de divisions ni d’ennemis dans ce livre, et s’ils surviennent, ils sont généralement résolus radicalement, par le meurtre). Boire ensemble est le rituel social le plus puissant et est exécuté avec autant de soin, comme s’il s’agissait d’une forme de méditation et de prière commune. Il semble que rien ne puisse se faire sans l’eau de vie, ce liquide vital du petit groupe des montagnes.

La prose intensément archaïque et esthétisée que le romancier Cristian Fulaș développée à la limite de toute description, fait de ce roman quelque chose de plus qu’un roman réaliste sur les premières décennies du communisme en Roumanie. Il s’agit d’un livre sur les gens qui ont fait la petite histoire dans le contexte d’une grande Histoire biblique et mythologique, un roman postmoderne qui habille la dure histoire des premières années du communisme roumain sous le costume universel et implacable de cruelles batailles bibliques.

la fameuse tuica de prunes en Roumanie © Andreeapetrua

Oh, et si vous voulez lire des scènes de sexe qui embuent vos lunettes, le roman Iochka est une source abondante d’accouplements violents (il y a même une scène de zoophilie, un acte érotique, disons, baroque avec un …loup) et de sensualité primaire, désespérée, avec un enjeu existentiel vital. Le sexe est un moyen de tromper la mort, la pauvreté et, en général, une vie difficile et sans rien de bon, mais qui peut se sublimer à travers l’amour et l’amitié.

Sur l’auteur:  Cristian Fulaș est traducteur et écrivain roumain. Il signe, entre autres, la traduction en roumain des derniers ouvrages de Christophe Bataille ou de Mathias Énard, mais, surtout, l’auteur s’est donné la tâche colossale de retraduire ”À la recherche du temps perdu”, dont le premier tome vient de sortir en 2022.

Iochka © Éditions La Peuplade

Iochka, de Cristian Fulaș, est paru aux Éditions La Peuplade.

Traduction française de Iochka de Cristian Fulaș par Florica et Jean-Louis Courriol.


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