Jessica Pratt, une des plus grandes spécialistes mondiales du Bel Canto se livre sur son art et sa carrière.

La saison dernière, elle a ébloui le public de l’Opéra Royal de Wallonie dans le rôle d’Amina, pour « La sonnambula » de Bellini. Les Liégeois ont de nouveau eu le grand privilège de l’écouter dans « Les contes d’Hoffmann » d’Offenbach, où elle a chanté 4 héroïnes tellement différentes, avec une maîtrise totale et une sensibilité extrême.

Jessica Pratt est une soprano australienne, née à Bristol. Elevée dans une famille de musiciens, elle brille sur les scènes du monde entier, grâce à une maîtrise incroyable du « Bel Canto ». Sa voix d’une beauté cristalline, sa technique époustouflante font d’elle, une des plus grandes belcantistes actuelles. Elle a accepté de répondre à quelques questions pour nous, montrant par sa gentillesse et sa disponibilité qu’en plus d’être une grande artiste, elle est aussi une grande dame des scènes lyriques.

Francine Charles : Miss Pratt, j’ai eu le grand privilège de vous écouter dans « La sonnambula » la saison dernière. Pouvez-vous nous dire en quelques mots comment vous êtes devenue une soprano aussi renommée. J’ai lu que vous aviez commencé par étudier la trompette. Comment en êtes vous arrivée au chant ?

Jessica Pratt : J’ai commencé à joué de la trompette lorsque j’avais 7 ans, et j’ai continué jusqu’à mes 19 ans. Mon père, qui était ténor, m’a encouragée à commencer la musique avec un instrument  vent. Ce choix m’a permis d’assurer à ma respiration un développement naturel à mesure que je mûrissais. De plus, jouer dans un orchestre m’a permis d’améliorer ma musicalité. A l’âge de 19 ans, j’ai décidé de me focaliser entièrement sur le chant.

Jessica Pratt © DR

Quand j’ai eu 23 ans, j’ai reçu une invitation pour en tant que jeune artiste à l’Opéra de Rome. Cette opportunité m’a conduite à déménager à Rome où j’ai poursuivi mes études sous la houlette de Renata Scotto et Lella Cuberli. Depuis, j’ai décidé de faire de l’Italie ma maison.

Si je vous dis « Bel canto », qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Le « Bel canto » réfère à une technique de chant très spécifique, essentielle pour interpréter les opéras italiens du début des années 1800. Cela implique d’adopter une haute position vocale et de maintenir un fort contrôle de la respiration. Ce terme peut être traduit en « beau chant », et le maîtriser demande une forte compréhension technique, ce qui permet la création de phrases longues et fluides, en incluant des passages de « colorature » complexes, sans compromettre la sérénité vocale. Bellini, Donizetti et Rossini sont les trois plus grands compositeurs de ce style particulier de chant.

Qu’aimez-vous le plus dans votre « métier » ?

Tous les rôles différents que j’ai pu interpréter m’ont donner l’occasion de m’immerger dans leurs divers mondes émotionnels, et je trouve cela fascinant. Ce qui est également merveilleux à propos de cette forme d’art est le sens du travail d’équipe et la communauté au sein du théâtre, puis aussi ce sentiment de ne faire qu’un avec tous ces gens, car la musique nous rassemble tous.

M. Mimica – Jessica Pratt © J. Berger-ORW-Liège

Qu’est-ce qui est le plus difficile dans votre travail ?

Les voyages constants. C’est une chose merveilleuse de visiter le monde, et j’aime ça bien sûr. Mais en même temps, cela peut être épuisant, et cela peut aussi conduire à une forme d’isolement émotionnel.

 Votre technique du « Bel canto » est incroyable. Quels sont les professeurs qui vous ont appris le plus ?

Je dois une grande partie de ma technique de belcanto aux précieux conseils de deux mentors exceptionnels : Lella Cuberli et Mariella Devia. Leur enseignement et leur exemple ont joué un rôle très important en façonnant mon approche de cette technique de chant.

Vous avez une certaine liberté lorsque vous chantez. Comment sentez-vous que vous devez ajouter des ornements, ou non ? J’ai eu le sentiment que vous avez ajouté les parfaits ornements dans votre rôle d’Amina, toujours au juste moment.

En préparant un rôle, avant d’arriver au théâtre, j’aime écrire beaucoup de possibilités différentes pour les variations d’une scène, et ensuite en discuter avec le maestro et le metteur en scène.

Jessica Pratt © J. Berger-ORW-Liège

Les ornements doivent être cohérents avec le style du compositeur et respecter l’essence même de l’opéra. Ils doivent également compléter l’action sur scène. Par exemple, une variation qui convient à une mise en scène plus sereine peut différer d’une variation qui compète une scène plus dynamique, agitée. Cela dépend donc de la mise en scène et aussi des variations apportées par mes collègues car il faut obtenir un ensemble global harmonieux.

Vous êtes reconnue mondialement pour votre interprétation de « Lucia di Lammermoor ». Quels sont vos autres rôles préférés dans votre répertoire ?

Lucia di Lammermoor tient une place particulière dans mon coeur. Ce rôle est un compagnon constant tout au long de ma carrière, et le jouer me fait me sentir « à la maison » à chaque fois. Les autres rôles qui sont mes « top favoris » sont Linda di Chamounix, Elvira dans « I Puritani », Amina dans « la sonnambula » et les 4 rôles féminins des « Contes d’Hoffmann ».

Pouvez-vous me raconter quelques-uns de vos plus beaux souvenirs en tant que chanteuse d’opéra ?

 Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion incroyable de donner un récital solo à la « Scala » de Milan. Au départ, j’ai été un peu intimidée à cause du public nombreux, mais la chaleur et l’enthousiasme des spectateurs ont rendu la soirée extrêmement plaisante. L’atmosphère était tellement merveilleuse que ce qui avait commencé comme un récital formel s’est mué en une expérience amusante et intime. J’ai fini par chanter rappels, et bien que le concert ait duré plus de deux heures, j’ai eu l’impression que cela n’avait duré que quelques instants.

E. Schrott – Jessica Pratt © J. Berger / ORW-Liège

Une autre situation où le public a eu un effet énorme sur la soirée, c’était juste après la pandémie. C’était une représentation de la « Sonnambula » au Théâtre San Carlo de Naples. L’énergie qu’il y avait dans un théâtre bondé après deux ans de spectacles dans des salles à moitié remplies, voire vides, c’était tout simplement exaltant.

La réponse du public était si enthousiaste avec des rappels toute la nuit, qu’on se serait cru dans un stade de football. C’était une vraie expérience de rémission, de guérison, et cela a effacé les difficultés des deux dernières années. Et cela m’a permis de faire le plein d’énergie pour les mois suivants.

Un épisode complétement différent date de mes années d’étude. Un jour, j’ai trouvé une chatte errante et ses chatons derrière le théâtre. Bien que je n’étais pas riche car j’étudiais encore, j’ai amené le chat chez un vétérinaire. Malheureusement, elle avait besoin d’une chirurgie et je n’avais pas les moyens de la payer. Lorsque le vétérinaire a appris que j’étudiais pour devenir chanteuse d’opéra, il m’a fait une proposition unique : si je lui chantais un air, il effectuerait l’opération gratuitement. Alors, je me suis retrouvée dans une clinique vétérinaire à chanter « Donde Lieto » (L’air de Mimi dans « La Bohême ») avec un chat errant comme public. Non seulement le vétérinaire a opéré le chat avec succès, mais il lui a trouvé une famille qui avait l’expérience pour s’occuper des chats sauvages.

Quelles sont vos maisons d’opéra préférées et pourquoi ?

Le théâtre San Carlo à Naples. C’est l’un des plus beaux opéras d’Europe, avec une histoire très riche. Donizetti et Rossini y ont été tous deux directeurs artistiques et « Lucia di Lammermoor » a été composé pour cet opéra.

M. MONZO – J. PRATT – R. BARBERA © J. Berger / ORW-Liège

Il y a un lien profond de ce théâtre avec l’histoire de l’opéra italien, combiné à l’incroyable beauté du lieu. Cela fait de chaque performance dans cet endroit une expérience vraiment spéciale. En outre, mon mari est napolitain, ce qui fait que je suis très gâtée par mes beaux-parents chaque fois que je viens y chanter.

Mon autre théâtre préféré est la « maggio Musicale Fiorentino » de Florence. C’est la ville où je vis actuellement. Je voyage souvent, pour 7 mois d’affilée, et travailler à Florence me permet de rester tout un mois à la maison. C’est bien sûr un avantage supplémentaire.

J’enseigne aussi aux élèves de l’Académie quand mon emploi du temps me le permet, et j’ai beaucoup d’amis proches qui travaillent dans ce théâtre. L’orchestre et le chœur maintiennent un niveau très élevé et c’est un vrai privilège de s’y produire.

J. PRATT – A. CHACON-CRUZ © J-Berger / ORW-Liège

Récemment, j’ai enregistré un CD avec le chœur, l’orchestre et l’Académie de Florence, et j’ai beaucoup de projets passionnants là-bas. Les relations personnelles et professionnelles rendent le travail dans cette maison d’opéra particulièrement enrichissant.

Chantez-vous souvent dans « les contes d’Hofffmann » ? Qu’est-ce qui est particulièrement intéressant dans cette œuvre et est-il difficile de chanter 4 rôles différents ?

Jouer les « Contes d’Hoffmann » devient de plus en plus fréquent dans mon calendrier. Avant Liège, j’ai eu le plaisir de chanter dans la nouvelle production de Damiano Michieletto à Sydney. C’est la 6ème fois que j’ai l’occasion de chanter ces 4 héroïnes. Ce que je trouve particulièrement intéressant dans les « Contes d’Hoffmann », c’est le défi de représenter 4 personnages distincts. Il faut une approche très nuancée pour les différencier à la fois vocalement et physiquement. J’aime explorer différents mouvements et des couleurs vocales distinctes pour chacune des héroïnes. C’est un défi exigeant ; mais gratifiant, que j’adore relever.

J. PRATT © J-Berger / ORW-Liège

Aimez-vous chanter en Belgique ? Et aimez-vous chanter à Liège ? Qu’aimeriez-vous dire au public liégeois ?

J’adore absolument ce théâtre. Son orchestre et son chœur sont exceptionnels, le public est merveilleux et l’acoustique de la salle est très bonne. J’apprécie toujours ces moments passés ici, et je trouve le niveau de mes collègues très élevé, ce qui est très satisfaisant et inspirant.

Je suis également ravie à chaque fois que j’ai la chance de travailler avec Maestro Bisanti, qui est l’un des rares chef d’orchestre à savoir vraiment comment diriger le « Bel canto ». Je me sens libre de voler quand je travaille avec lui.


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