Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau proposent un nouveau roman graphique drôle et rocambolesque, La bibliomule de Cordoue. Derrière un titre quelque peu enfantin, le duo invite à la découverte d’un épisode méconnu de l’histoire européenne, celle du califat d’Al-Andalus et de son rayonnement intellectuel à la fin du premier millénaire de notre ère. Ce road movie, mêlant fable et histoire, est l’occasion d’aborder des questions sur le savoir et la diffusion des connaissances à l’époque médiévale, thématiques qui demeurent toujours bien actuelles.

Une bibliothèque en danger

Durant la première moitié du Xe siècle, le calife Abd al-Rahman III a un grand projet pour l’Al-Andalus qu’il administre (territoire embrassant la majeure partie de la péninsule ibérique). Il souhaite faire de sa capitale, Cordoue, le principal centre occidental du savoir, des sciences et de la culture. Il met tout en œuvre pour mener à bien cette ambitieuse entreprise humaniste et il y parvient. Ce projet est poursuivi par son fils, Al-Hakam II, qui lui succède à la tête du califat.

Grâce au dessein poursuivi par ces deux hommes, Cordoue devient en une soixantaine d’années un lieu de paix et de partage du savoir. Sa grande bibliothèque, fondée sous Al-Hakam, symbolise ce rayonnement intellectuel. Des centaines de milliers d’ouvrages, couvrant toutes les connaissances, y sont entreposées et consultées par de nombreux savants.

Toutefois, Al-Hakam II meurt brutalement et laisse son jeune fils, Hicham II, à la tête de ce puissant pays. La disparition soudaine du calife vient perturber l’administration éclairée de l’Al-Andalus et met fin à l’idéal intellectuel des califes précédents. En effet, l’un des vizirs d’Hicham, le cupide et belliqueux Amir, saisit l’opportunité d’élargir son pouvoir en écartant le jeune calife de la direction de l’al-Andalus. Sans légitimité, il s’allie notamment avec les religieux radicaux intégristes, désireux de venger l’humiliation qu’ils ont connue lors des règnes précédents. Mais ce soutien a un coût : Amir ne pourra accéder à la tête du califat qu’à condition de détruire les 400.000 livres de la bibliothèque de Cordoue, ceux-ci n’étant plus en phase avec la nouvelle politique. Avide de pouvoir, le vizir, pourtant féru de lettres, s’exécute.

Tarid, un esclave eunuque responsable de la bibliothèque cordouane, est mis au courant de ce projet d’autodafé. Son goût pour le savoir et son amour pour le livre le poussent à s’y opposer. La veille de l’opération, il décide de sauver un maximum de manuscrits parmi les plus précieux. Il charge une mule d’autant d’ouvrages qu’il peut et part à la recherche d’un lieu sauf, loin de Cordoue.

© Dargaud-2021-La bibliomule de Cordoue

Un voyage dans le temps

La bibliomule de Cordoue est une invitation à la découverte d’un épisode historique méconnu. Malgré le peu de traces conservées de cette époque, Wilfrid Lupano (Les Vieux Fourneaux, Blanc Autour) imagine une fable rocambolesque sur fond de faits historiques ibériques. Ce récit drôle et humain est richement documenté. On notera d’ailleurs la présence en postface d’un panorama de Pascal Buresi, directeur de recherche au CNRS, qui envisage une histoire plus développée de Cordoue, complétant ainsi le propos du roman.

L’histoire est servie du trait dynamique et coloré de Léonard Chemineau (Le Travailleur de la nuit, Edmond) qui relève un beau défi graphique en donnant vie à des personnages attachants dans une trame historique si rarement illustrée. Chemineau propose un dessin qui complète à merveille le propos, là où un texte explicatif l’aurait alourdi. De beaux paysages espagnols, parcourus par Tarid et ses acolytes, se succèdent au fil des planches à la palette de couleurs chaleureuses. En ce sens, la collaboration de Chemineau avec le coloriste Christophe Bouchard est une réussite. Elle contribue indéniablement à la réussite de ce road movie.

À travers le récit (de prime abord léger) d’une mule acariâtre qui ne mange que les livres du mathématicien al Khwârizmî, il s’agit d’une belle allusion à la fastueuse période de la civilisation arabo-musulmane du Xe siècle, marquée par la volonté d’approfondissement des connaissances et de promotion de la culture. L’histoire souligne ainsi l’apport des écrits arabo-musulmans au monde occidental du Moyen Âge, un aspect historique généralement ignoré.

Le roman est également une ode aux livres et à celles et ceux qui en assurent la création et la préservation. Le fait est d’autant plus à noter qu’il est publié dans une société davantage tournée vers le numérique, la digitalisation et la dématérialisation. Ce goût pour le livre se perçoit tout d’abord dans le titre avec un clin d’œil au monde des bibliothèques. Le mot-valise « bibliomule » est une allusion aux bibliobus proposant un service de prêt d’ouvrages dans des localités qui ne disposent pas de bibliothèques. Aussi, l’ouvrage en lui-même dénote par sa belle présentation comme on en a rarement l’occasion d’en voir. Les couvertures épaisses sont dotées de bleu et de rouge agrémentés de dorures rappelant les ouvrages anciens. Les tranches du livre sont également bleues desquelles dépasse un marque-page doré. On regrette toutefois quelque peu le travail éditorial peu abouti en ce sens. On aurait pu prévoir par exemple l’emploi d’un vernis ou d’un titre embossé, mais il s’agit peut-être d’une déformation professionnelle de ma part.

Au-delà de l’objet en lui-même, ce roman graphique revient longuement (260 pages !) sur un épisode historique où le livre y occupe une place centrale. En plus du fait que deux des personnages principaux travaillent dans une bibliothèque, il évoque un événement de destruction massive d’ouvrages. Au cours de la lecture, on perçoit toute la fragilité du livre en tant qu’objet et, par la même, celui du savoir. La petite collection composée par Tarid ne cessera d’être trimbalée à dos d’animal et connaîtra au fil de l’aventure de nombreux rebondissements à l’origine de dégradations et disparitions. La fragilité de ces ouvrages est au centre même de cette intrigue : Tarid parviendra-t-il au bout de sa quête ?

Le savoir, vecteur de liberté et source de peurs

Ode à la culture, aux sciences et à leur diffusion, La bibliomule de Cordoue propose un véritable questionnement de fond sur le totalitarisme et l’obscurantisme. En remémorant l’autodafé organisé par le vizir Amir, ce roman quasi philosophique met en exergue la tension antagoniste entre le goût du pouvoir autoritaire et la libre transmission des connaissances. En effet, des citoyens instruits sont plus à même de porter un jugement sur l’ordre établi qu’une population asservie. Et cette réflexion n’est pas exclusivement à rattacher aux faits du passé. La fin de l’histoire revient d’ailleurs sur les actions menées par les milices de Boko Haram (que l’on peut traduire littéralement « livre (Boko) interdit (Haram) »), invitant par là le lecteur à considérer d’autres événements actuels où la religion est instrumentée à des fins politiques.

En alliant histoire, humour et aventure, La bibliomule de Cordoue est une formidable réussite autant sur le fonds que sur la forme. En abordant des thématiques sombres et préoccupantes par le prisme d’une histoire aux héros drôles et attachants, ce roman graphique reste accessible à tout public. Il réussit le pari intelligent de dénoncer les risques d’une recherche avide du pouvoir et du contrôle de la pensée individuelle, tout en formulant un message d’espoir par la mise en avant de ceux qui œuvrent à la libre diffusion des savoirs. Il s’agit d’une lecture stimulante attisant la curiosité du lecteur à propos des nombreuses thématiques envisagées.

Lupano, W. Chemineau, L. (2021) La Bibliomule de Cordoue. Édition Darbaud. 264 pages